L’or du fleuve et la nuit :
« Cela fait plus de deux heures que nous filons sur la rivière Lawa. La forêt forme un rempart sur chacune des deux rives. Du fait de cet encaissement, la voie d’eau tournoyante ressemble à un couloir. Sans être étroite, elle n’en a pas moins un caractère intime. Beauté de l’heure ! La muraille s’assombrit à vue d’œil côté bâbord, tous ourlets d’arbres confondus tandis qu’en face, sur la rive exposée aux lueurs du couchant, la masse végétale se fait de plus en plus luisante, héroïquement sculptée. De l’or ! De l’or en barre, en pépites ; une interminable bavure d’or ! Et sur le plan d’eau encore miroitant, la réplique des fûts se dessine en arbres inversés, or blanc contre or dix-huit carats.
Au départ, la place de chacun dans la pirogue s’est faite au hasard. Cette répartition sera-t-elle appelée à se reproduire ? D’autres choix s’y substitueront-ils en fonction d’affinités ou de par les nécessités de l’aventure ? Assis sur sa plate-forme avant, Amani nous tourne le dos. Il est aux aguets d’obstacles éventuels ; mais peu sollicité par cette masse d’eau pour l’heure parfaitement étale. Aucun franchissement de rapide n’est au programme ce soir. Nous devrions nous arrêter en aval de Goboya Soula et même des sauts d’Empounou Tabiki. À l’arrière, Napo barre debout tandis que Benoît, à ses pieds, s’affaire aux caisses popote et à nos préparatifs d’arrivée.
Les bribes de conversation ont cessé. On se sent pris, même serrés les uns contre les autres, par une étrange solitude. Quelle fuite du monde venons-nous d’amorcer, à douze ? L’impression se précise d’un coude de la rivière à l’autre, d’un ample méandre au méandre suivant. Les deux murailles devant lesquelles nous défilons sont si compactes que l’avancée semble ne jamais devoir finir. Un méandre encore, qu’on parcourt patiemment, au décours de quoi rien de nouveau n’apparaît que l’eau encore et la muraille, pareille à elle-même. Vague parti pris d’un éloignement toujours plus grand.
Illusion de ma part, ou fantasme de mélomane ? J’oublie la dérisoire stridence du moteur en partie absorbée par la masse liquide et je croirais discerner peu à peu le premier mi bémol de ce que signifie notre fuite?
“Mi? la?, mi? la?”, et la montée à l’accord de ré bémol majeur, comme si chaque courbe franchie, à l’ouverture de toute nouvelle perspective, entre nuit proche et or encore incandescent, le leitmotiv devait se développer sur les cent trente-sept mesures de la dramaturgie wagnérienne.
Jusqu’où ? Jusqu’à l’éclosion, au faîte du crescendo, des rires persifleurs et cris folâtres ; jusqu’à la folie tournoyante des trois filles de l’eau ?
L’or s’est éteint. À sa splendeur mourante a succédé l’ombre complète. C’est à la nuit que nous parvenons à moins d’une heure de Goboya Soula. Un ancien dégrad est désert. Nous installons nos hamacs sous deux carbets abandonnés et dînons en silence, à la lueur des torches, le cœur serré par cet isolement absolu. »
Premier départ de Maripasoula (p. 84-87)
Les Indiens et nous (p. 106-109)
Extrait court
« Cela fait plus de deux heures que nous filons sur la rivière Lawa. La forêt forme un rempart sur chacune des deux rives. Du fait de cet encaissement, la voie d’eau tournoyante ressemble à un couloir. Sans être étroite, elle n’en a pas moins un caractère intime. Beauté de l’heure ! La muraille s’assombrit à vue d’œil côté bâbord, tous ourlets d’arbres confondus tandis qu’en face, sur la rive exposée aux lueurs du couchant, la masse végétale se fait de plus en plus luisante, héroïquement sculptée. De l’or ! De l’or en barre, en pépites ; une interminable bavure d’or ! Et sur le plan d’eau encore miroitant, la réplique des fûts se dessine en arbres inversés, or blanc contre or dix-huit carats.
Au départ, la place de chacun dans la pirogue s’est faite au hasard. Cette répartition sera-t-elle appelée à se reproduire ? D’autres choix s’y substitueront-ils en fonction d’affinités ou de par les nécessités de l’aventure ? Assis sur sa plate-forme avant, Amani nous tourne le dos. Il est aux aguets d’obstacles éventuels ; mais peu sollicité par cette masse d’eau pour l’heure parfaitement étale. Aucun franchissement de rapide n’est au programme ce soir. Nous devrions nous arrêter en aval de Goboya Soula et même des sauts d’Empounou Tabiki. À l’arrière, Napo barre debout tandis que Benoît, à ses pieds, s’affaire aux caisses popote et à nos préparatifs d’arrivée.
Les bribes de conversation ont cessé. On se sent pris, même serrés les uns contre les autres, par une étrange solitude. Quelle fuite du monde venons-nous d’amorcer, à douze ? L’impression se précise d’un coude de la rivière à l’autre, d’un ample méandre au méandre suivant. Les deux murailles devant lesquelles nous défilons sont si compactes que l’avancée semble ne jamais devoir finir. Un méandre encore, qu’on parcourt patiemment, au décours de quoi rien de nouveau n’apparaît que l’eau encore et la muraille, pareille à elle-même. Vague parti pris d’un éloignement toujours plus grand.
Illusion de ma part, ou fantasme de mélomane ? J’oublie la dérisoire stridence du moteur en partie absorbée par la masse liquide et je croirais discerner peu à peu le premier mi bémol de ce que signifie notre fuite?
“Mi? la?, mi? la?”, et la montée à l’accord de ré bémol majeur, comme si chaque courbe franchie, à l’ouverture de toute nouvelle perspective, entre nuit proche et or encore incandescent, le leitmotiv devait se développer sur les cent trente-sept mesures de la dramaturgie wagnérienne.
Jusqu’où ? Jusqu’à l’éclosion, au faîte du crescendo, des rires persifleurs et cris folâtres ; jusqu’à la folie tournoyante des trois filles de l’eau ?
L’or s’est éteint. À sa splendeur mourante a succédé l’ombre complète. C’est à la nuit que nous parvenons à moins d’une heure de Goboya Soula. Un ancien dégrad est désert. Nous installons nos hamacs sous deux carbets abandonnés et dînons en silence, à la lueur des torches, le cœur serré par cet isolement absolu. »
(p. 91-93)
Premier départ de Maripasoula (p. 84-87)
Les Indiens et nous (p. 106-109)
Extrait court