? Adopting tour » :
« — Nous voici dans le royaume, souffla Vera comme si elle avait la foi.
Elle était amoureuse du Cambodge dans une fascination/répulsion, le ressentait comme un mélange de liberté vierge et de monstruosité pourrissante. Royaume corrompu à la splendeur inutile où elle avait pu assouvir sa volonté de puissance et terre misérable qui lui avait rapporté une fortune, elle l’avouait avec sa désarmante franchise, faussement candide. À droite s’étalait un lac piqueté de hameaux lacustres saisissants ; à gauche, les rizières inondées reflétaient le ciel lumineux pommelé de nuages comme autant de miroirs brisés. À l’arrière-plan l’explosion silencieuse des palmiers à sucre s’interposait devant un horizon vaporeux de collines mauves. Beau comme l’Apocalypse et tous les caméscopes s’allumèrent en même temps. Quand le convoi fut bloqué par des chars à bœufs et qu’ils virent des gosses nus pêcher dans la moindre flaque d’eau, et jeter leur filet d’un geste preste, une véritable envolée lyrique, les Américains poussèrent des cris d’admiration. Par endroits, la piste disparaissait sous l’eau. Depuis la mousson, on ne reconnaissait rien : le paysage avait comme mué.
— Le mois dernier, il y avait une bonne piste ici !
Vera se dit qu’elle louerait quelques 4x4 Nissan Patrol le lendemain, au lieu de ce minibus et de ces berlines conçues pour Autobahn germanique. Le dernier kilomètre, elle ordonna, sur les conseils de Té, l’abandon des véhicules et ils finirent à pied. Un vrai calvaire pour les trois femmes et l’homme obèses. Ils étaient incapables de seulement relever le bas de leur pantalon et la boue anthracite était d’un type collant indécrottable, une spécialité cambodgienne.
— Il n’y a pas de mines au moins par ici ? s’inquiéta Suzanne Nervizzi pas si bête en marchant sur des œufs.
Elle s’attira la grande gueule plate de Sing qui s’approcha comme pour la renifler avec une jubilation d’acteur oscarisé :
— Miiine finiiie ! Finished in Phnom Penh, m’dam for you !
Cahin-caha, courageux et transpirant, le groupe de candidats adoptants arriva devant l’orphelinat. Ils avaient cassé leur tirelire, s’étaient endettés, avaient traversé la moitié du globe et bravé la guerre imminente pour se retrouver à cet endroit précis, au milieu de nulle part, parmi ces rizières d’un vert fluo, devant cette bâtisse khmère traditionnelle aux murs de torchis d’un ocre profond, très fendillé, toit de tuiles plates patinées, couleur de la terre environnante, d’une simplicité on ne pouvait plus authentique, inquiétante même pour le confort des petits êtres. Mur d’enceinte haut et solide mais présentant aussi cet aspect terreux, primitif et très local qui ne le différenciait guère des fermettes moyenâgeuses des environs, les cabanes de briques et de palmes peuplées de demeurés agricoles. En se tordant les chevilles sur les pavés inégaux de la cour, on ne pouvait encore rien deviner. Ce n’était qu’en pénétrant à l’intérieur que le visiteur découvrait, stupéfait, un bâtiment climatisé, dallé de blanc, aux murs immaculés, nickel et chrome, avec des baies vitrées bleutées ouvrant sur des patios intérieurs à bananiers.
Un essaim de nurses en uniforme blanc bleu s’activaient autour d’une trentaine de bébés joufflus, entre 3 et 24 mois, l’âge parfait. La base, le vivier. À l’irruption des Américains dans la grande pièce rafraîchie par une clim discrète, les gosses se mirent à hurler les uns après les autres. Les adoptants s’immobilisèrent, frappés par la foudre. Les yeux de tous les candidats adoptants se mirent à briller, puis couler. »
Touriste sexuel (p. 13-15)
Bataille de chars (p. 385-388)
Extrait court
« — Nous voici dans le royaume, souffla Vera comme si elle avait la foi.
Elle était amoureuse du Cambodge dans une fascination/répulsion, le ressentait comme un mélange de liberté vierge et de monstruosité pourrissante. Royaume corrompu à la splendeur inutile où elle avait pu assouvir sa volonté de puissance et terre misérable qui lui avait rapporté une fortune, elle l’avouait avec sa désarmante franchise, faussement candide. À droite s’étalait un lac piqueté de hameaux lacustres saisissants ; à gauche, les rizières inondées reflétaient le ciel lumineux pommelé de nuages comme autant de miroirs brisés. À l’arrière-plan l’explosion silencieuse des palmiers à sucre s’interposait devant un horizon vaporeux de collines mauves. Beau comme l’Apocalypse et tous les caméscopes s’allumèrent en même temps. Quand le convoi fut bloqué par des chars à bœufs et qu’ils virent des gosses nus pêcher dans la moindre flaque d’eau, et jeter leur filet d’un geste preste, une véritable envolée lyrique, les Américains poussèrent des cris d’admiration. Par endroits, la piste disparaissait sous l’eau. Depuis la mousson, on ne reconnaissait rien : le paysage avait comme mué.
— Le mois dernier, il y avait une bonne piste ici !
Vera se dit qu’elle louerait quelques 4x4 Nissan Patrol le lendemain, au lieu de ce minibus et de ces berlines conçues pour Autobahn germanique. Le dernier kilomètre, elle ordonna, sur les conseils de Té, l’abandon des véhicules et ils finirent à pied. Un vrai calvaire pour les trois femmes et l’homme obèses. Ils étaient incapables de seulement relever le bas de leur pantalon et la boue anthracite était d’un type collant indécrottable, une spécialité cambodgienne.
— Il n’y a pas de mines au moins par ici ? s’inquiéta Suzanne Nervizzi pas si bête en marchant sur des œufs.
Elle s’attira la grande gueule plate de Sing qui s’approcha comme pour la renifler avec une jubilation d’acteur oscarisé :
— Miiine finiiie ! Finished in Phnom Penh, m’dam for you !
Cahin-caha, courageux et transpirant, le groupe de candidats adoptants arriva devant l’orphelinat. Ils avaient cassé leur tirelire, s’étaient endettés, avaient traversé la moitié du globe et bravé la guerre imminente pour se retrouver à cet endroit précis, au milieu de nulle part, parmi ces rizières d’un vert fluo, devant cette bâtisse khmère traditionnelle aux murs de torchis d’un ocre profond, très fendillé, toit de tuiles plates patinées, couleur de la terre environnante, d’une simplicité on ne pouvait plus authentique, inquiétante même pour le confort des petits êtres. Mur d’enceinte haut et solide mais présentant aussi cet aspect terreux, primitif et très local qui ne le différenciait guère des fermettes moyenâgeuses des environs, les cabanes de briques et de palmes peuplées de demeurés agricoles. En se tordant les chevilles sur les pavés inégaux de la cour, on ne pouvait encore rien deviner. Ce n’était qu’en pénétrant à l’intérieur que le visiteur découvrait, stupéfait, un bâtiment climatisé, dallé de blanc, aux murs immaculés, nickel et chrome, avec des baies vitrées bleutées ouvrant sur des patios intérieurs à bananiers.
Un essaim de nurses en uniforme blanc bleu s’activaient autour d’une trentaine de bébés joufflus, entre 3 et 24 mois, l’âge parfait. La base, le vivier. À l’irruption des Américains dans la grande pièce rafraîchie par une clim discrète, les gosses se mirent à hurler les uns après les autres. Les adoptants s’immobilisèrent, frappés par la foudre. Les yeux de tous les candidats adoptants se mirent à briller, puis couler. »
(p. 107-109)
Touriste sexuel (p. 13-15)
Bataille de chars (p. 385-388)
Extrait court