Touriste sexuel :
« Un trentenaire souriant se matérialisa à ses côtés et prétendit parler français. “Je apprendre seul avec livre moi-même. Et je exercer profession : guide touristique indépendant moi-même.” Ah voilà le guide, se dit Reynaud dans cet épuisement particulier du décalage, torpeur à nulle autre pareille. Il l’observa mieux. Une bonne tête carrée, franche, à grand front, le genre citadin éveillé, un brin ironique. Le regard triste des rescapés mais l’allure déterminée, un peu taciturne, des survivants. Il se révélera paysan de Phnom Penh, bras droit musclé, retors et très fidèle. Le guide portait chemisette à carreaux sur pantalon kaki anonyme. Hélas coiffé de l’inévitable casquette de base-ball à visière en œillère, uniforme planétaire, catastrophe mondiale pire que le sida, les karaokés, les guides de voyage, les tsunamis, la toile de jean, la tuberculose osseuse et, à présent, la fièvre Ebola, comme si ça ne suffisait pas.
— Mon nom : Sarun, se présenta-t-il sans ambages. Et toi ?
— Michael Reynaud, enchanté. Tu es un autodidacte alors.
Sarun avait déjà entendu ce terme mais le maîtrisait mal. Il le nota dans un petit carnet gondolé en faisant remarquer qu’il pouvait écrire en alphabet latin ou à l’aide des nouilles songeuses du khmer. Le dénommé Sarun semblait heureux qu’un terme le désignât : celui qui apprend tout seul. Avec cet enthousiasme inébranlable des survivants d’holocauste.
— Tu sais où se trouve l’adresse de ce journal ? Là, regarde, elle est indiquée à la fin, dans un encadré qu’on appelle “l’ours” (où Reynaud apprit que le tirage était de 3 000 exemplaires).
— Toi travailler ici même. Phnom Penh très facile travailler pour gens comme vous.
Ce type lisait dans les pensées.
— Régime Pol Pot liquider intellectuels ! Maintenant Cambodge trop besoin cadres, professeurs, médecins, dentistes, infirmiers, informaticiens? Toi quel métier ?
Il suffisait, à cette époque magique, de savoir lire, anglais ou français, pour se voir proposer spontanément une carrière à Phnom Penh. Prof d’anglais le plus souvent. Les recruteurs des écoles privées, folkloriques chasseurs de têtes locaux, écumaient les auberges du lac Kak – un quartier de sacs à dos – avec les poches bourrées de cravates afin de les nouer au cou des routards les moins défoncés et de les présenter aux directeurs d’école comme d’éminents membres du corps enseignant. Sarun lui désigna, à la terrasse du Capitole, des marginaux entamés à queue-de-cheval grisâtre, affublés d’une éblouissante chemise blanche et d’une cravate écrevisse.
— Tu vois : eux, c’est ex-sans-emploi dans leur pays. Ici profs d’anglais. Ils sont allemands, espagnols ou français, et donnent des cours d’anglais? Quelquefois c’est eux qui ont besoin de cours eux-mêmes, ah ah !
Au paradis des chômeurs, les babas cool donnaient dans le professorat : voilà qui laissait rêveur. Quant au guide, il émaillait son français de trop fréquents “lui-même”, “eux-mêmes”, ces pronoms lui paraissant la quintessence du génie occidental, individualiste jusqu’au réflectif.
— Et nègre ? Enfin? écrivain fantôme, je veux dire journaliste chômeur, j’ai mes chances ?
— Mais oui, toi-même, heu? même toi ! Euh? si Monsieur Michael Reynaud ne veut pas visiter la pagode d’Argent ce matin, peut-être il veut boum boum avec les Vietnamiennes tout à l’heure ?
— Je suis un peu crevé, là tu vois, et je voudrais appeler les gens de ce journal.
Sarun montra à Reynaud la procédure pour téléphoner des “cabines privées” : des cages de verre suffocantes qui renfermaient plusieurs téléphones, fixes et portables, servis par une invraisemblable hôtesse maquillée à mort. Reynaud appela Cambodge-soir et tomba directement sur Frédéric Carrière, l’une des principales signatures. Mais bien sûr, nous serons heureux de recevoir un pigiste parisien de passage, demain 13 heures, nous déjeunerons ensemble.
La visite de ce royaume enchanté démarrait fort. Dire que ce matin à l’aube il avait manqué repartir par le premier avion? »
? Adopting tour » (p. 107-109)
Bataille de chars (p. 385-388)
Extrait court
« Un trentenaire souriant se matérialisa à ses côtés et prétendit parler français. “Je apprendre seul avec livre moi-même. Et je exercer profession : guide touristique indépendant moi-même.” Ah voilà le guide, se dit Reynaud dans cet épuisement particulier du décalage, torpeur à nulle autre pareille. Il l’observa mieux. Une bonne tête carrée, franche, à grand front, le genre citadin éveillé, un brin ironique. Le regard triste des rescapés mais l’allure déterminée, un peu taciturne, des survivants. Il se révélera paysan de Phnom Penh, bras droit musclé, retors et très fidèle. Le guide portait chemisette à carreaux sur pantalon kaki anonyme. Hélas coiffé de l’inévitable casquette de base-ball à visière en œillère, uniforme planétaire, catastrophe mondiale pire que le sida, les karaokés, les guides de voyage, les tsunamis, la toile de jean, la tuberculose osseuse et, à présent, la fièvre Ebola, comme si ça ne suffisait pas.
— Mon nom : Sarun, se présenta-t-il sans ambages. Et toi ?
— Michael Reynaud, enchanté. Tu es un autodidacte alors.
Sarun avait déjà entendu ce terme mais le maîtrisait mal. Il le nota dans un petit carnet gondolé en faisant remarquer qu’il pouvait écrire en alphabet latin ou à l’aide des nouilles songeuses du khmer. Le dénommé Sarun semblait heureux qu’un terme le désignât : celui qui apprend tout seul. Avec cet enthousiasme inébranlable des survivants d’holocauste.
— Tu sais où se trouve l’adresse de ce journal ? Là, regarde, elle est indiquée à la fin, dans un encadré qu’on appelle “l’ours” (où Reynaud apprit que le tirage était de 3 000 exemplaires).
— Toi travailler ici même. Phnom Penh très facile travailler pour gens comme vous.
Ce type lisait dans les pensées.
— Régime Pol Pot liquider intellectuels ! Maintenant Cambodge trop besoin cadres, professeurs, médecins, dentistes, infirmiers, informaticiens? Toi quel métier ?
Il suffisait, à cette époque magique, de savoir lire, anglais ou français, pour se voir proposer spontanément une carrière à Phnom Penh. Prof d’anglais le plus souvent. Les recruteurs des écoles privées, folkloriques chasseurs de têtes locaux, écumaient les auberges du lac Kak – un quartier de sacs à dos – avec les poches bourrées de cravates afin de les nouer au cou des routards les moins défoncés et de les présenter aux directeurs d’école comme d’éminents membres du corps enseignant. Sarun lui désigna, à la terrasse du Capitole, des marginaux entamés à queue-de-cheval grisâtre, affublés d’une éblouissante chemise blanche et d’une cravate écrevisse.
— Tu vois : eux, c’est ex-sans-emploi dans leur pays. Ici profs d’anglais. Ils sont allemands, espagnols ou français, et donnent des cours d’anglais? Quelquefois c’est eux qui ont besoin de cours eux-mêmes, ah ah !
Au paradis des chômeurs, les babas cool donnaient dans le professorat : voilà qui laissait rêveur. Quant au guide, il émaillait son français de trop fréquents “lui-même”, “eux-mêmes”, ces pronoms lui paraissant la quintessence du génie occidental, individualiste jusqu’au réflectif.
— Et nègre ? Enfin? écrivain fantôme, je veux dire journaliste chômeur, j’ai mes chances ?
— Mais oui, toi-même, heu? même toi ! Euh? si Monsieur Michael Reynaud ne veut pas visiter la pagode d’Argent ce matin, peut-être il veut boum boum avec les Vietnamiennes tout à l’heure ?
— Je suis un peu crevé, là tu vois, et je voudrais appeler les gens de ce journal.
Sarun montra à Reynaud la procédure pour téléphoner des “cabines privées” : des cages de verre suffocantes qui renfermaient plusieurs téléphones, fixes et portables, servis par une invraisemblable hôtesse maquillée à mort. Reynaud appela Cambodge-soir et tomba directement sur Frédéric Carrière, l’une des principales signatures. Mais bien sûr, nous serons heureux de recevoir un pigiste parisien de passage, demain 13 heures, nous déjeunerons ensemble.
La visite de ce royaume enchanté démarrait fort. Dire que ce matin à l’aube il avait manqué repartir par le premier avion? »
(p. 13-15)
? Adopting tour » (p. 107-109)
Bataille de chars (p. 385-388)
Extrait court