Sale mine :
« Doña Esmeralda a vécu suffisamment longtemps pour savoir et comprendre qu’elle n’est déjà plus tout à fait elle-même. Jour après jour, elle sent son esprit prendre congé de son corps. La journée, elle s’absente de plus en plus souvent. Les autres la pensent endormie, mais en réalité, elle est tout à fait consciente. Son corps se met au ralenti tandis que son âme s’échappe quelques instants. Cependant il est encore trop tôt, elle le sent.
Ce qui lui manquera le plus de sa vie terrestre, c’est le visage de la forêt teinté du grésillement des millions d’insectes qui l’habitent. Quand elle plonge au fond d’elle-même, la vieille femme a le sentiment d’être née parmi eux. Peut-être d’ailleurs était-elle en réalité mouche, moustique ou libellule au moment de sa naissance. Elle n’a pas souvenir d’avoir jamais pris conscience d’être humaine. En Amazonie, la frontière entre les corps est si mince qu’un jaguar peut être perçu comme un homme et un homme comme un jaguar, selon l’observateur. Parfois, ce qui lui fait douter qu’elle est humaine, c’est la stupidité de ses semblables. Elle a été témoin de tellement d’idioties au cours de sa vie ! Le monde a tellement changé et les mentalités tellement évolué ! Autrefois, les choses semblaient avoir plus de sens. En réalité, tout avait un sens. La vie n’était pas plus douce qu’aujourd’hui, et sûrement beaucoup moins sûre. Mais il semblait que la loi des hommes était avant tout celle de la forêt, à laquelle les hommes s’étaient adaptés pour survivre. Même dans la guerre, c’était la forêt qui parlait. Les raids mortels dont elle fut témoin dans sa jeunesse laissaient des hommes sans tête et des villages décimés. Mais ainsi on conservait l’équilibre, avait-elle appris de ses aînés. Il était arrivé plusieurs fois que son père, dont l’autorité était connue de tous, revienne au village couvert de sang, avec la tête d’un ennemi dans les bras. Il se mettait alors immédiatement à l’œuvre pour en faire une tsantsa. Le procédé était long : il fallait désosser la tête, la “réduire” en resserrant les tissus à l’aide de pierres et de sable chauds, puis la coudre pour éviter que l’âme vengeresse du défunt s’en échappe. Une fois prêt, le trophée était conservé et présenté aux esprits des ancêtres défunts au cours de cérémonies. Par son geste, le père de Doña Esmeralda s’appropriait la force de son ennemi, tout en vengeant les meurtres passés. Plus il vieillissait, plus il gagnait en puissance. C’est ce qu’elle avait remarqué, et cela lui paraissait naturel. Dans la forêt, la vie est une épreuve. C’est dans cet état d’esprit qu’elle a été élevée, et elle l’a toujours respecté. »
Au bonheur des saints (p. 51-53)
Pauvre pêcheur (p. 71-73)
Extrait court
« Doña Esmeralda a vécu suffisamment longtemps pour savoir et comprendre qu’elle n’est déjà plus tout à fait elle-même. Jour après jour, elle sent son esprit prendre congé de son corps. La journée, elle s’absente de plus en plus souvent. Les autres la pensent endormie, mais en réalité, elle est tout à fait consciente. Son corps se met au ralenti tandis que son âme s’échappe quelques instants. Cependant il est encore trop tôt, elle le sent.
Ce qui lui manquera le plus de sa vie terrestre, c’est le visage de la forêt teinté du grésillement des millions d’insectes qui l’habitent. Quand elle plonge au fond d’elle-même, la vieille femme a le sentiment d’être née parmi eux. Peut-être d’ailleurs était-elle en réalité mouche, moustique ou libellule au moment de sa naissance. Elle n’a pas souvenir d’avoir jamais pris conscience d’être humaine. En Amazonie, la frontière entre les corps est si mince qu’un jaguar peut être perçu comme un homme et un homme comme un jaguar, selon l’observateur. Parfois, ce qui lui fait douter qu’elle est humaine, c’est la stupidité de ses semblables. Elle a été témoin de tellement d’idioties au cours de sa vie ! Le monde a tellement changé et les mentalités tellement évolué ! Autrefois, les choses semblaient avoir plus de sens. En réalité, tout avait un sens. La vie n’était pas plus douce qu’aujourd’hui, et sûrement beaucoup moins sûre. Mais il semblait que la loi des hommes était avant tout celle de la forêt, à laquelle les hommes s’étaient adaptés pour survivre. Même dans la guerre, c’était la forêt qui parlait. Les raids mortels dont elle fut témoin dans sa jeunesse laissaient des hommes sans tête et des villages décimés. Mais ainsi on conservait l’équilibre, avait-elle appris de ses aînés. Il était arrivé plusieurs fois que son père, dont l’autorité était connue de tous, revienne au village couvert de sang, avec la tête d’un ennemi dans les bras. Il se mettait alors immédiatement à l’œuvre pour en faire une tsantsa. Le procédé était long : il fallait désosser la tête, la “réduire” en resserrant les tissus à l’aide de pierres et de sable chauds, puis la coudre pour éviter que l’âme vengeresse du défunt s’en échappe. Une fois prêt, le trophée était conservé et présenté aux esprits des ancêtres défunts au cours de cérémonies. Par son geste, le père de Doña Esmeralda s’appropriait la force de son ennemi, tout en vengeant les meurtres passés. Plus il vieillissait, plus il gagnait en puissance. C’est ce qu’elle avait remarqué, et cela lui paraissait naturel. Dans la forêt, la vie est une épreuve. C’est dans cet état d’esprit qu’elle a été élevée, et elle l’a toujours respecté. »
(p. 145-147)
Au bonheur des saints (p. 51-53)
Pauvre pêcheur (p. 71-73)
Extrait court