Au bonheur des saints :
« L’échine courbée sous le poids de son baluchon, Pedro Quispe, fils de métayer et métayer lui-même, marche lentement mais sans peur à travers la puna. Dans le ciel si proche, un orage se prépare. Le vieil homme ne cherche pourtant pas à hâter le pas : même s’il le voulait, il ne le pourrait pas. La pluie heurte maintenant ses mains desséchées et endolories par une vie de labeur. Sous son vieux chapeau de feutre, le paysan ne bronche pas. Des averses, il en a connu. Des tourmentes aussi. Il a même failli finir en cochon grillé le jour où un éclair tomba à quelques mètres de lui, sur l’infortuné Fortunato qui cheminait à ses côtés. Pedro Quispe s’est toujours demandé pourquoi le pauvre bougre avait été choisi par les cieux plutôt que lui. Mais les voies du Seigneur étant impénétrables, il n’obtint jamais de réponse.
Le vieil homme n’a pas besoin de lever la tête pour savoir qu’il approche de sa chaumière. Il connaît par cœur la terre qu’il cultive depuis sa plus tendre enfance et peut quasiment en reconnaître chacun des sillons. Malgré les 50 kilos de pommes de terre qui font plier ses jambes courtes et arquées, il déplace ses pieds chaussés de simples sandales en pneu, lesdites ojotas, avec agilité et confiance dans ce sol qui l’a nourri et façonné.
Depuis la mort de sa femme il y a bientôt vingt-cinq ans, Don Pedro vit seul dans sa modeste maison d’adobe dont il a fait remplacer le toit de chaume par des tuiles il y a quelques années. Pendant longtemps, sa sœur, simple d’esprit condamnée à rester vieille fille, a cuisiné, lavé et planché pour lui. Mais elle a aussi fini par déserter. Désormais, c’est sa bru qui a la gentillesse de lui préparer ses repas, qu’il préfère manger seul en écoutant la radio. Avec le temps, le vieux paysan a cessé de chercher la compagnie de ses contemporains, lui préférant celle de ses deux vaches, Isabella et Martina, et d’un chaton affectueux qu’il n’a pas encore baptisé.
Mais aujourd’hui est différent. Don Pedro a bien réfléchi tandis qu’il s’échinait à déterrer ses patates. Pour la première fois de sa vie, il va devoir demander de l’aide. La décision n’a pas été facile à prendre. Même quand son père est mort, le laissant, à 18 ans, responsable de ses sept frères et sœurs, il n’a demandé de l’aide à personne. Il a pourtant été soutenu, comme le veut la coutume. Voisins et parents ont donné un coup de main au moment des semences et des récoltes, et le patron, un homme respecté et respectable, a fait don à plusieurs reprises de vêtements pour toute la famille. Il a aussi attribué du travail à ceux qui en voulaient, même aux plus jeunes des enfants qui pouvaient ainsi rapporter leur part de nourriture à la maison. Oui, Don Pedro n’est pas homme à se plaindre ni à quémander. C’est ainsi qu’on l’a élevé, parce que la vie est loin d’être facile. Lui, son père, son grand-père et tous les hommes avant lui sont nés pour trimer. Il y eut un temps, oui, où les paysans comme lui avait de quoi nourrir leur famille. Mais c’était il y a des siècles ! Personne, au village, ne s’en souvient : c’est pour dire? Alors il était normal de travailler pour les autres et de se contenter des restes. C’était aussi normal de voir les femmes, comme la sienne, mourir en couches et les enfants succomber à chaque épidémie de grippe. Il y avait beaucoup de choses tristes qui étaient normales par le passé. Mais les temps ont changé, et Don Pedro s’en est à peine aperçu. S’il n’y avait eu son fils et ses petits-enfants, il n’aurait jamais rien connu d’autre que sa chaumière délabrée, ses vaches et sa sacrée solitude ! Enfin, il aurait peut-être mieux valu, finalement, rester le vieux pépère sans le sou qu’il était. Parce qu’aujourd’hui, mine de rien, il est dans de beaux draps ! »
Pauvre pêcheur (p. 71-73)
Sale mine (p. 145-147)
Extrait court
« L’échine courbée sous le poids de son baluchon, Pedro Quispe, fils de métayer et métayer lui-même, marche lentement mais sans peur à travers la puna. Dans le ciel si proche, un orage se prépare. Le vieil homme ne cherche pourtant pas à hâter le pas : même s’il le voulait, il ne le pourrait pas. La pluie heurte maintenant ses mains desséchées et endolories par une vie de labeur. Sous son vieux chapeau de feutre, le paysan ne bronche pas. Des averses, il en a connu. Des tourmentes aussi. Il a même failli finir en cochon grillé le jour où un éclair tomba à quelques mètres de lui, sur l’infortuné Fortunato qui cheminait à ses côtés. Pedro Quispe s’est toujours demandé pourquoi le pauvre bougre avait été choisi par les cieux plutôt que lui. Mais les voies du Seigneur étant impénétrables, il n’obtint jamais de réponse.
Le vieil homme n’a pas besoin de lever la tête pour savoir qu’il approche de sa chaumière. Il connaît par cœur la terre qu’il cultive depuis sa plus tendre enfance et peut quasiment en reconnaître chacun des sillons. Malgré les 50 kilos de pommes de terre qui font plier ses jambes courtes et arquées, il déplace ses pieds chaussés de simples sandales en pneu, lesdites ojotas, avec agilité et confiance dans ce sol qui l’a nourri et façonné.
Depuis la mort de sa femme il y a bientôt vingt-cinq ans, Don Pedro vit seul dans sa modeste maison d’adobe dont il a fait remplacer le toit de chaume par des tuiles il y a quelques années. Pendant longtemps, sa sœur, simple d’esprit condamnée à rester vieille fille, a cuisiné, lavé et planché pour lui. Mais elle a aussi fini par déserter. Désormais, c’est sa bru qui a la gentillesse de lui préparer ses repas, qu’il préfère manger seul en écoutant la radio. Avec le temps, le vieux paysan a cessé de chercher la compagnie de ses contemporains, lui préférant celle de ses deux vaches, Isabella et Martina, et d’un chaton affectueux qu’il n’a pas encore baptisé.
Mais aujourd’hui est différent. Don Pedro a bien réfléchi tandis qu’il s’échinait à déterrer ses patates. Pour la première fois de sa vie, il va devoir demander de l’aide. La décision n’a pas été facile à prendre. Même quand son père est mort, le laissant, à 18 ans, responsable de ses sept frères et sœurs, il n’a demandé de l’aide à personne. Il a pourtant été soutenu, comme le veut la coutume. Voisins et parents ont donné un coup de main au moment des semences et des récoltes, et le patron, un homme respecté et respectable, a fait don à plusieurs reprises de vêtements pour toute la famille. Il a aussi attribué du travail à ceux qui en voulaient, même aux plus jeunes des enfants qui pouvaient ainsi rapporter leur part de nourriture à la maison. Oui, Don Pedro n’est pas homme à se plaindre ni à quémander. C’est ainsi qu’on l’a élevé, parce que la vie est loin d’être facile. Lui, son père, son grand-père et tous les hommes avant lui sont nés pour trimer. Il y eut un temps, oui, où les paysans comme lui avait de quoi nourrir leur famille. Mais c’était il y a des siècles ! Personne, au village, ne s’en souvient : c’est pour dire? Alors il était normal de travailler pour les autres et de se contenter des restes. C’était aussi normal de voir les femmes, comme la sienne, mourir en couches et les enfants succomber à chaque épidémie de grippe. Il y avait beaucoup de choses tristes qui étaient normales par le passé. Mais les temps ont changé, et Don Pedro s’en est à peine aperçu. S’il n’y avait eu son fils et ses petits-enfants, il n’aurait jamais rien connu d’autre que sa chaumière délabrée, ses vaches et sa sacrée solitude ! Enfin, il aurait peut-être mieux valu, finalement, rester le vieux pépère sans le sou qu’il était. Parce qu’aujourd’hui, mine de rien, il est dans de beaux draps ! »
(p. 51-53)
Pauvre pêcheur (p. 71-73)
Sale mine (p. 145-147)
Extrait court