
Le « Far East » russe :
« Août 1928. Gleb Travine pédale vers le nord à travers une boulaie kamtchadale cinq fois centenaire. Elle a vu les premiers Cosaques qui, timides cartographes, figuraient le fleuve Kamtchatka à côté du fleuve Amour. Il fait un temps divin. Le cycliste arrache au passage des grappes de groseilles dont il s’emplit la bouche sans même descendre de selle. Il traverse des villages de pêcheurs où il s’étonne de rencontrer d’antiques prénoms russes portés par de lointains descendants des premiers conquérants. Ses nuits se passent à la belle étoile en cette saison la plus favorable de l’année. À l’est s’étend l’océan d’où montent, par bouffées, des effluves salés. Bientôt il oblique vers l’ouest en se glissant dans une gorge étroite où siffle un vent violent, véritable couloir éolien transpéninsulaire entre le Pacifique et la mer d’Okhotsk. Maintenant, ça grimpe. Mais la lourde machine sur laquelle il s’arc-boute lui obéit sans trop de peine. Et les pistes, qu’elles soient de mousse ou de pierre, présentent encore un tracé praticable. Il pédale depuis trois jours quand il tombe sur un rideau de vapeur. Des sources chaudes se mêlent ici au gargouillis d’un torrent. Il s’y prélasse voluptueusement puis, le corps requinqué, poursuit sa plaisante chevauchée.
Pas une crevaison, pour l’instant. Il regarde la roue avant creuser son sillage comme une étrave dans le lichen d’une vaste prairie arctique où, parfois, un saule nain se coince entre deux rayons. Immense, la toundra s’étire ici d’un versant à l’autre de la péninsule, dégorgeant torrents, ruisseaux et sources à tous les points cardinaux. Une ligne de partage des eaux, par où Gleb cherche à s’enfiler dans la vallée du fleuve Kamtchatka. Au loin résonnent des claquements désordonnés. Des rennes paissent par centaines dans un concert de bois feutrés qui s’entrechoquent en emplissant l’air d’un tintement caractéristique. Les reliefs mamelonnés, que l’enfant de Pskov avait d’abord pris pour des meules de foin, se profilent maintenant sous les contours plus distincts de yourtes, ces maisons de peaux des nomades. Les éleveurs sont montés ici en transhumance pour échapper peut-être aux nuées de moustiques des basses vallées. Bientôt des pâtres accoutrés de daim multicolore font cercle autour de l’étrange visiteur et lui dardent des yeux d’un noir profond. Un gamin fait le geste de lui décocher un osselet à l’aide d’un petit lance-pierres. “Comme le mien à son âge !” s’émerveille l’intrus à deux roues. Mais déjà sa mère l’attrape et, coinçant la tête du petit entre ses cuisses, qu’un instant Gleb a tenté d’imaginer, se met à le fesser. Sautant de selle, le voyageur s’interpose. L’enfant a les joues rouges, maintenant qu’il est sorti de l’étau de sa mère. Ses exclamations paraissent amuser tout le monde.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demande Gleb qui évidemment n’entend pas un mot en langue évène, cet antique parler toungouze.
— C’est la première fois qu’il voit homme blanc, répond la maman. Tu lui fais peur. Il dit que tu as le nez pointu comme bec d’oiseau, et les yeux ronds comme rennes. Il dit aussi que tu montes un renne de fer. »
La conférence de presse (p. 181-183)
Au pays des mammouths (p. 207-209)
Extrait court
« Août 1928. Gleb Travine pédale vers le nord à travers une boulaie kamtchadale cinq fois centenaire. Elle a vu les premiers Cosaques qui, timides cartographes, figuraient le fleuve Kamtchatka à côté du fleuve Amour. Il fait un temps divin. Le cycliste arrache au passage des grappes de groseilles dont il s’emplit la bouche sans même descendre de selle. Il traverse des villages de pêcheurs où il s’étonne de rencontrer d’antiques prénoms russes portés par de lointains descendants des premiers conquérants. Ses nuits se passent à la belle étoile en cette saison la plus favorable de l’année. À l’est s’étend l’océan d’où montent, par bouffées, des effluves salés. Bientôt il oblique vers l’ouest en se glissant dans une gorge étroite où siffle un vent violent, véritable couloir éolien transpéninsulaire entre le Pacifique et la mer d’Okhotsk. Maintenant, ça grimpe. Mais la lourde machine sur laquelle il s’arc-boute lui obéit sans trop de peine. Et les pistes, qu’elles soient de mousse ou de pierre, présentent encore un tracé praticable. Il pédale depuis trois jours quand il tombe sur un rideau de vapeur. Des sources chaudes se mêlent ici au gargouillis d’un torrent. Il s’y prélasse voluptueusement puis, le corps requinqué, poursuit sa plaisante chevauchée.
Pas une crevaison, pour l’instant. Il regarde la roue avant creuser son sillage comme une étrave dans le lichen d’une vaste prairie arctique où, parfois, un saule nain se coince entre deux rayons. Immense, la toundra s’étire ici d’un versant à l’autre de la péninsule, dégorgeant torrents, ruisseaux et sources à tous les points cardinaux. Une ligne de partage des eaux, par où Gleb cherche à s’enfiler dans la vallée du fleuve Kamtchatka. Au loin résonnent des claquements désordonnés. Des rennes paissent par centaines dans un concert de bois feutrés qui s’entrechoquent en emplissant l’air d’un tintement caractéristique. Les reliefs mamelonnés, que l’enfant de Pskov avait d’abord pris pour des meules de foin, se profilent maintenant sous les contours plus distincts de yourtes, ces maisons de peaux des nomades. Les éleveurs sont montés ici en transhumance pour échapper peut-être aux nuées de moustiques des basses vallées. Bientôt des pâtres accoutrés de daim multicolore font cercle autour de l’étrange visiteur et lui dardent des yeux d’un noir profond. Un gamin fait le geste de lui décocher un osselet à l’aide d’un petit lance-pierres. “Comme le mien à son âge !” s’émerveille l’intrus à deux roues. Mais déjà sa mère l’attrape et, coinçant la tête du petit entre ses cuisses, qu’un instant Gleb a tenté d’imaginer, se met à le fesser. Sautant de selle, le voyageur s’interpose. L’enfant a les joues rouges, maintenant qu’il est sorti de l’étau de sa mère. Ses exclamations paraissent amuser tout le monde.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demande Gleb qui évidemment n’entend pas un mot en langue évène, cet antique parler toungouze.
— C’est la première fois qu’il voit homme blanc, répond la maman. Tu lui fais peur. Il dit que tu as le nez pointu comme bec d’oiseau, et les yeux ronds comme rennes. Il dit aussi que tu montes un renne de fer. »
(p. 59-61)
La conférence de presse (p. 181-183)
Au pays des mammouths (p. 207-209)
Extrait court