
Le tire-bouchon :
« Dehors la brume s’était transformée en épais brouillard. Seul le bruit de ses bottes en caoutchouc sur les galets était perceptible. Au loin, le gémissement d’une bête rendant l’âme le fit tressaillir. Bruissement des arbres. Cri mortel, long et pénible. La nuit est porteuse de malheur pour tant de créatures. “Moi aussi, je ne suis qu’une faible créature”, pensa-t-il en poussant le Zodiac sur l’eau avant de s’affaler dedans comme un enfant dans une baignoire. Nietzsche démarra le moteur et avança sur la nappe lisse, torche en main et la peur au ventre. Il distingua à 10 kilomètres les lueurs blafardes du Baïkal Happy Supermarket, centre commercial récent ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour satisfaire le chatouillant désir de consommation des riverains. Il chercha une étoile dans le ciel, en vain. Tout était gris, glacial et lugubre. Il se mit à penser aux dizaines de bateaux qui avaient disparu cette année-là, avalés avec orgueil par la dame du lac. Et s’il lui arrivait la même chose ?
Un vent violent se leva soudain et lui fouetta le visage, tandis que des nuages de charbon roulaient au-dessus de son crâne. Clac ! Un éclair dans le ciel, comme un avertissement. Le ciel rumina sa colère de longues minutes avant de poursuivre son chemin cahoteux vers le nord. Les nuages ont la puissance et la discipline des armées, le sang en moins. “Stranno? Bizarre”, pensa-t-il. Brusquement, un roc immense, gigantesque, pulvérisa le ciel et plongea dans le lac. Une météorite ! Très vite le lac se mit à gonfler de rage et à bouillir. Ébahi, Nietzsche trempa deux doigts dans le lac et se mit à caresser l’eau sulfureuse. C’est ainsi que le Baïkal était né, du fracas d’une météorite géante sur la Terre, voilà des millions d’années. “Un éclat de roc, l’eau qui jaillit et la vie tout autour? Et toi, pauvre bougre, tu es là pour trente ans encore peut-être, à te demander si tu dois oui ou non déclarer ta flamme à Nastia.”
Un autre éclair dans le ciel. Clic ! Dieu photographie Nietzsche sur l’eau. Le Bouriate perdit connaissance. De lourdes gouttes d’eau se mirent à cribler sa face de lune. Un orage éclata dans des faisceaux d’or et d’argent. Pluie torrentielle. Nietzsche se réveilla, frigorifié, transi de peur, et attrapa le manche du moteur. Cassé. Défaillance mécanique. Il pensa à l’écrivain allemand qui prônait l’acquiescement joyeux à la vie : Ja sagen, “dire oui”. Maudit philosophe ! Et il poursuivit son voyage sur le lac à l’aide d’une rame. Calme, terriblement calme, la dame du lac. Des visions étranges se succédèrent à la lueur de sa torche, les unes après les autres : une locomotive en glace sculptée, un palais, puis une fontaine? Il se frotta les yeux. Soudain une vive lumière, une boule d’or chatoyante s’approcha de lui. Vision charmante : une fée apparut, habillée d’argent, avec de longs cheveux d’or et des ailes de cristal.
— Bonjour, Nietzsche, c’est bien ainsi que tu t’appelles ?
— Da? rougit le Bouriate, émerveillé.
— Je suis la fée du lac, Nietzsche, et je suis là pour exaucer tes vœux. Quels sont tes vœux les plus chers ?
— Niétou? je n’en ai pas, dit-il terrifié.
— Tu en es sûr ?
— Oui, je n’ai pas de désir. Je suis heureux?
— Est-ce que tu aimes une femme ?
— Oui, mais elle n’est pas au courant.
La fée cligna des yeux, attendrie, et fit un mouvement circulaire avec une baguette magique longue et fine, projetant ainsi de magnifiques particules d’or dans la nuit bleue.
— Maintenant, elle est au courant, dit la fée avec joie.
— C’est vrai ?
— Oui, elle t’attend, dans son izbouchka? Tu dois la rejoindre sans tarder.
— Mais je ne peux pas, je dois aller chercher un tire-bouchon !
— Un tire-bouchon ? !
— Da ! Petit pot entre amis? Chatonof diou pap ! Boris va me tuer si je ne reviens pas avec le tire-bouchon !
— Nietzsche, tu es un être merveilleux ! Le voici ton tire-bouchon.
Elle pointa sa baguette dans le ciel, et un tire-bouchon en chrome s’approcha de Nietzsche.
— Vah ! Spassiba !
— En principe, je n’apparais qu’une seule fois dans ta vie sur terre. Je veux que tu sois vraiment heureux. Dis-moi ce qui te ferait encore plaisir.
Le Bouriate réfléchit un long moment en caressant sa moustache.
— Des pommes rouges, de délicieuses pommes pour Nastia, et aussi une autre rame pour rentrer chez Boris.
— Les pommes sont dans un panier sur le seuil de la maison de Nastia. Ton moteur est cassé? (coup de baguette)? Le voici maintenant réparé. Maintenant tu peux repartir, Nietzsche. Sois heureux !
Et la fée s’éclipsa. Nuit d’ébène. Nietzsche frotta une nouvelle fois ses yeux. Était-ce un rêve ? Non, le tire-bouchon était bien là. Il leva les yeux vers le ciel : des milliers d’étoiles le regardaient avec curiosité. Vingt minutes plus tard, Nietzsche regagnait le hameau de Zavorotnoïe. L’eau du lac fumait encore par suite de la chute de la météorite. Il avait l’impression d’être parti plusieurs heures. Il vérifia les aiguilles de sa montre. Elles s’étaient arrêtées à 20 heures 45.
À son retour dans la cabane, quatre bouteilles de vodka gisaient vides sur le sol, le cendrier était rempli de mégots de toutes tailles, et une épaisse fumée de cigarette flottait au-dessus de l’iPad, couvert de pelures grasses de saucisse. Ses camarades étaient tous en marcel, en train de jouer à une énième partie de cartes.
— T’en a mis du temps ! croassa Boris, éméché.
— Dojdik, petite pluie, fit Nietzsche en claquant ses bottes sur le seuil de la cabane.
— Tu l’as trouvé, le tire-bouchon ? demanda Micha.
— Trouvé !
— Pozdno ouje, c’est trop tard, rétorqua Andreï, le doigt dans le nez.
— Comment ça trop tard ? fit le Bouriate.
— Notre ami Fedex avait un gros tire-bouchon au fond de son pantalon. Made in France ! À toi l’honneur, mon gars ! »
Dialogue de phoques (p. 87-89)
Vainqueurs et vaincus (p. 146-150)
Extrait court
« Dehors la brume s’était transformée en épais brouillard. Seul le bruit de ses bottes en caoutchouc sur les galets était perceptible. Au loin, le gémissement d’une bête rendant l’âme le fit tressaillir. Bruissement des arbres. Cri mortel, long et pénible. La nuit est porteuse de malheur pour tant de créatures. “Moi aussi, je ne suis qu’une faible créature”, pensa-t-il en poussant le Zodiac sur l’eau avant de s’affaler dedans comme un enfant dans une baignoire. Nietzsche démarra le moteur et avança sur la nappe lisse, torche en main et la peur au ventre. Il distingua à 10 kilomètres les lueurs blafardes du Baïkal Happy Supermarket, centre commercial récent ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour satisfaire le chatouillant désir de consommation des riverains. Il chercha une étoile dans le ciel, en vain. Tout était gris, glacial et lugubre. Il se mit à penser aux dizaines de bateaux qui avaient disparu cette année-là, avalés avec orgueil par la dame du lac. Et s’il lui arrivait la même chose ?
Un vent violent se leva soudain et lui fouetta le visage, tandis que des nuages de charbon roulaient au-dessus de son crâne. Clac ! Un éclair dans le ciel, comme un avertissement. Le ciel rumina sa colère de longues minutes avant de poursuivre son chemin cahoteux vers le nord. Les nuages ont la puissance et la discipline des armées, le sang en moins. “Stranno? Bizarre”, pensa-t-il. Brusquement, un roc immense, gigantesque, pulvérisa le ciel et plongea dans le lac. Une météorite ! Très vite le lac se mit à gonfler de rage et à bouillir. Ébahi, Nietzsche trempa deux doigts dans le lac et se mit à caresser l’eau sulfureuse. C’est ainsi que le Baïkal était né, du fracas d’une météorite géante sur la Terre, voilà des millions d’années. “Un éclat de roc, l’eau qui jaillit et la vie tout autour? Et toi, pauvre bougre, tu es là pour trente ans encore peut-être, à te demander si tu dois oui ou non déclarer ta flamme à Nastia.”
Un autre éclair dans le ciel. Clic ! Dieu photographie Nietzsche sur l’eau. Le Bouriate perdit connaissance. De lourdes gouttes d’eau se mirent à cribler sa face de lune. Un orage éclata dans des faisceaux d’or et d’argent. Pluie torrentielle. Nietzsche se réveilla, frigorifié, transi de peur, et attrapa le manche du moteur. Cassé. Défaillance mécanique. Il pensa à l’écrivain allemand qui prônait l’acquiescement joyeux à la vie : Ja sagen, “dire oui”. Maudit philosophe ! Et il poursuivit son voyage sur le lac à l’aide d’une rame. Calme, terriblement calme, la dame du lac. Des visions étranges se succédèrent à la lueur de sa torche, les unes après les autres : une locomotive en glace sculptée, un palais, puis une fontaine? Il se frotta les yeux. Soudain une vive lumière, une boule d’or chatoyante s’approcha de lui. Vision charmante : une fée apparut, habillée d’argent, avec de longs cheveux d’or et des ailes de cristal.
— Bonjour, Nietzsche, c’est bien ainsi que tu t’appelles ?
— Da? rougit le Bouriate, émerveillé.
— Je suis la fée du lac, Nietzsche, et je suis là pour exaucer tes vœux. Quels sont tes vœux les plus chers ?
— Niétou? je n’en ai pas, dit-il terrifié.
— Tu en es sûr ?
— Oui, je n’ai pas de désir. Je suis heureux?
— Est-ce que tu aimes une femme ?
— Oui, mais elle n’est pas au courant.
La fée cligna des yeux, attendrie, et fit un mouvement circulaire avec une baguette magique longue et fine, projetant ainsi de magnifiques particules d’or dans la nuit bleue.
— Maintenant, elle est au courant, dit la fée avec joie.
— C’est vrai ?
— Oui, elle t’attend, dans son izbouchka? Tu dois la rejoindre sans tarder.
— Mais je ne peux pas, je dois aller chercher un tire-bouchon !
— Un tire-bouchon ? !
— Da ! Petit pot entre amis? Chatonof diou pap ! Boris va me tuer si je ne reviens pas avec le tire-bouchon !
— Nietzsche, tu es un être merveilleux ! Le voici ton tire-bouchon.
Elle pointa sa baguette dans le ciel, et un tire-bouchon en chrome s’approcha de Nietzsche.
— Vah ! Spassiba !
— En principe, je n’apparais qu’une seule fois dans ta vie sur terre. Je veux que tu sois vraiment heureux. Dis-moi ce qui te ferait encore plaisir.
Le Bouriate réfléchit un long moment en caressant sa moustache.
— Des pommes rouges, de délicieuses pommes pour Nastia, et aussi une autre rame pour rentrer chez Boris.
— Les pommes sont dans un panier sur le seuil de la maison de Nastia. Ton moteur est cassé? (coup de baguette)? Le voici maintenant réparé. Maintenant tu peux repartir, Nietzsche. Sois heureux !
Et la fée s’éclipsa. Nuit d’ébène. Nietzsche frotta une nouvelle fois ses yeux. Était-ce un rêve ? Non, le tire-bouchon était bien là. Il leva les yeux vers le ciel : des milliers d’étoiles le regardaient avec curiosité. Vingt minutes plus tard, Nietzsche regagnait le hameau de Zavorotnoïe. L’eau du lac fumait encore par suite de la chute de la météorite. Il avait l’impression d’être parti plusieurs heures. Il vérifia les aiguilles de sa montre. Elles s’étaient arrêtées à 20 heures 45.
À son retour dans la cabane, quatre bouteilles de vodka gisaient vides sur le sol, le cendrier était rempli de mégots de toutes tailles, et une épaisse fumée de cigarette flottait au-dessus de l’iPad, couvert de pelures grasses de saucisse. Ses camarades étaient tous en marcel, en train de jouer à une énième partie de cartes.
— T’en a mis du temps ! croassa Boris, éméché.
— Dojdik, petite pluie, fit Nietzsche en claquant ses bottes sur le seuil de la cabane.
— Tu l’as trouvé, le tire-bouchon ? demanda Micha.
— Trouvé !
— Pozdno ouje, c’est trop tard, rétorqua Andreï, le doigt dans le nez.
— Comment ça trop tard ? fit le Bouriate.
— Notre ami Fedex avait un gros tire-bouchon au fond de son pantalon. Made in France ! À toi l’honneur, mon gars ! »
(p. 25-29)
Dialogue de phoques (p. 87-89)
Vainqueurs et vaincus (p. 146-150)
Extrait court