Abou Islam et sa tribu :
« L’amour? Nous abordâmes délicatement le sujet une fois qu’Abou Islam eut le dos tourné, seules devant l’assemblée des femmes qui nous regardaient amusées par notre présence. Nagla ouvrit son cœur très naturellement : “L’amour, c’est quand on rêve de quelqu’un, quand on veut toujours être avec lui, quand on souffre de son absence. Moi, j’aime mon mari à la folie. Mes sentiments pour lui dépassent même l’amour, je l’adore? Je n’ai jamais aimé que lui?”
Elle était l’épouse d’Islam, le fils adoré de la famille, ainsi que sa cousine germaine. Cette parenté n’avait ici rien de surprenant : toutes les autres femmes étaient mariées à un voisin ou à un membre de leur famille. Comme en France jusqu’à la première moitié du XXe siècle, la famille cherchait, à travers ces mariages endogames, à préserver son patrimoine en le conservant au sein d’un même clan. Il n’était pas de bon ton qu’un homme aime une femme. La folie amoureuse aurait pu l’aveugler et le conduire à faire des concessions sur le montant de la dot ou l’étendue de l’héritage. Au mariage d’amour, on préférait le mariage par intérêt. Les sentiments ? Ils viendraient avec le temps et avec l’arrivée des enfants dont le nombre indiquerait la réussite de l’union : plus vaste serait la descendance, plus prestigieuse serait l’aura du couple. Le collectif primait sur le particulier, le bonheur des générations existantes était sacrifié au profit de l’aisance matérielle de celles à venir. Les femmes étaient souvent les premières victimes de ces mariages arrangés, prisonnières derrière les “barreaux vivants d’une famille”, comme le décrit Mauriac en 1927 en racontant le destin tragique de Thérèse Desqueyroux. Il fallut en France attendre la Seconde Guerre mondiale pour que s’installe vraiment le principe de liberté individuelle, dans le sillage de la liberté politique retrouvée.
L’histoire de Nagla se démarquait toutefois de celles des autres puisque la jeune femme avait grandi au Caire où elle avait étudié l’italien, le grec et le latin au sein de la prestigieuse université d’Ain Shams. Son statut d’Égyptienne émancipée lui aurait permis d’épouser un homme de la ville, extérieur à sa famille. Cependant, elle avait choisi son cousin, contre l’avis de ses parents. “Pendant les deux mois de vacances estivales et pour les fêtes religieuses, nous revenions en famille au village. Mon cousin me faisait découvrir la campagne, il m’expliquait comment couper l’herbe, il m’apprenait à imiter le chant des oiseaux. Il m’impressionnait? Je le trouvais si beau, si fort? Je rêvais déjà enfant de l’épouser. À côté de lui, les hommes me paraissaient chétifs au Caire.”
Pendant qu’elle racontait sa vie, les femmes la dévisageaient avec émerveillement comme si elle était une actrice. Nagla avait un regard vif, des épaules carrées et larges taillées dans un buste à la poitrine inexistante qui pouvait la faire passer pour un homme. Étrangement, c’était son foulard qui rehaussait sa féminité en se déployant le long de ses épaules comme une épaisse chevelure. Elle n’était pas du genre à se coiffer, encore moins à se maquiller. Cette allure peu courante éblouissait les femmes qui enviaient son passé ponctué de moments sublimes : elle était la seule à “avoir vécu” avant de se marier. Elle connaissait les salles obscures de cinéma, les couchers de soleil dans le parc d’El-Azhar, les bancs de l’université ; elle avait partagé des thés avec ses amies sur la corniche le long du Nil, s’était engouffrée seule dans le métro? Comment, par amour, avait-elle pu se détourner de cette liberté ? Qu’elle ait désiré son cousin ne m’étonnait guère. Après tout, il avait été le premier à éveiller son désir. C’est avec lui qu’elle découvrit, enfant, l’ivresse de courir à travers champs ; contre lui qu’elle se blottit les nuits d’hiver quand le vent soufflait au-dehors ; en lui qu’elle construisit l’image d’un frère ; à lui qu’elle confia ses peines et ses rêves d’avenir. Il était le seul garçon qu’elle ait approché, touché, caressé, cajolé, rassuré. Quand, à l’adolescence, le corps du jeune homme gonfla, ses bras, ses cuisses, son dos, son ventre se parant de muscles fermes et harmonieux, elle éprouva tout naturellement de l’envie. Néanmoins, ce que je ne parvenais point à saisir, c’était comment du désir était né un amour puissant au point de la convaincre de renoncer à son émancipation et à sa liberté. Fallait-il voir dans cet amour fou, porté au-dessus de tout, la “cristallisation amoureuse” dont parle Stendhal ? “En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime”, note l’écrivain dans De l’amour, un essai dans lequel il décrit les différentes étapes qui mènent une personne à tomber amoureuse. La perfection fut depuis toujours représentée à Nagla sous les traits d’Islam, le roi de la famille dont on vantait à longueur de journée la beauté, la force, l’intelligence, le courage, la générosité? Un intense conditionnement familial l’aurait projetée dans cet amour absolu. Dans le dos de Nagla et d’Islam, j’imaginais les parents tirer les ficelles de leur destin. C’était eux les véritables maîtres du jeu. »
En route vers le nord (p. 103-108)
Sur la terre des dix commandements (p. 351-355)
Extrait court
« L’amour? Nous abordâmes délicatement le sujet une fois qu’Abou Islam eut le dos tourné, seules devant l’assemblée des femmes qui nous regardaient amusées par notre présence. Nagla ouvrit son cœur très naturellement : “L’amour, c’est quand on rêve de quelqu’un, quand on veut toujours être avec lui, quand on souffre de son absence. Moi, j’aime mon mari à la folie. Mes sentiments pour lui dépassent même l’amour, je l’adore? Je n’ai jamais aimé que lui?”
Elle était l’épouse d’Islam, le fils adoré de la famille, ainsi que sa cousine germaine. Cette parenté n’avait ici rien de surprenant : toutes les autres femmes étaient mariées à un voisin ou à un membre de leur famille. Comme en France jusqu’à la première moitié du XXe siècle, la famille cherchait, à travers ces mariages endogames, à préserver son patrimoine en le conservant au sein d’un même clan. Il n’était pas de bon ton qu’un homme aime une femme. La folie amoureuse aurait pu l’aveugler et le conduire à faire des concessions sur le montant de la dot ou l’étendue de l’héritage. Au mariage d’amour, on préférait le mariage par intérêt. Les sentiments ? Ils viendraient avec le temps et avec l’arrivée des enfants dont le nombre indiquerait la réussite de l’union : plus vaste serait la descendance, plus prestigieuse serait l’aura du couple. Le collectif primait sur le particulier, le bonheur des générations existantes était sacrifié au profit de l’aisance matérielle de celles à venir. Les femmes étaient souvent les premières victimes de ces mariages arrangés, prisonnières derrière les “barreaux vivants d’une famille”, comme le décrit Mauriac en 1927 en racontant le destin tragique de Thérèse Desqueyroux. Il fallut en France attendre la Seconde Guerre mondiale pour que s’installe vraiment le principe de liberté individuelle, dans le sillage de la liberté politique retrouvée.
L’histoire de Nagla se démarquait toutefois de celles des autres puisque la jeune femme avait grandi au Caire où elle avait étudié l’italien, le grec et le latin au sein de la prestigieuse université d’Ain Shams. Son statut d’Égyptienne émancipée lui aurait permis d’épouser un homme de la ville, extérieur à sa famille. Cependant, elle avait choisi son cousin, contre l’avis de ses parents. “Pendant les deux mois de vacances estivales et pour les fêtes religieuses, nous revenions en famille au village. Mon cousin me faisait découvrir la campagne, il m’expliquait comment couper l’herbe, il m’apprenait à imiter le chant des oiseaux. Il m’impressionnait? Je le trouvais si beau, si fort? Je rêvais déjà enfant de l’épouser. À côté de lui, les hommes me paraissaient chétifs au Caire.”
Pendant qu’elle racontait sa vie, les femmes la dévisageaient avec émerveillement comme si elle était une actrice. Nagla avait un regard vif, des épaules carrées et larges taillées dans un buste à la poitrine inexistante qui pouvait la faire passer pour un homme. Étrangement, c’était son foulard qui rehaussait sa féminité en se déployant le long de ses épaules comme une épaisse chevelure. Elle n’était pas du genre à se coiffer, encore moins à se maquiller. Cette allure peu courante éblouissait les femmes qui enviaient son passé ponctué de moments sublimes : elle était la seule à “avoir vécu” avant de se marier. Elle connaissait les salles obscures de cinéma, les couchers de soleil dans le parc d’El-Azhar, les bancs de l’université ; elle avait partagé des thés avec ses amies sur la corniche le long du Nil, s’était engouffrée seule dans le métro? Comment, par amour, avait-elle pu se détourner de cette liberté ? Qu’elle ait désiré son cousin ne m’étonnait guère. Après tout, il avait été le premier à éveiller son désir. C’est avec lui qu’elle découvrit, enfant, l’ivresse de courir à travers champs ; contre lui qu’elle se blottit les nuits d’hiver quand le vent soufflait au-dehors ; en lui qu’elle construisit l’image d’un frère ; à lui qu’elle confia ses peines et ses rêves d’avenir. Il était le seul garçon qu’elle ait approché, touché, caressé, cajolé, rassuré. Quand, à l’adolescence, le corps du jeune homme gonfla, ses bras, ses cuisses, son dos, son ventre se parant de muscles fermes et harmonieux, elle éprouva tout naturellement de l’envie. Néanmoins, ce que je ne parvenais point à saisir, c’était comment du désir était né un amour puissant au point de la convaincre de renoncer à son émancipation et à sa liberté. Fallait-il voir dans cet amour fou, porté au-dessus de tout, la “cristallisation amoureuse” dont parle Stendhal ? “En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime”, note l’écrivain dans De l’amour, un essai dans lequel il décrit les différentes étapes qui mènent une personne à tomber amoureuse. La perfection fut depuis toujours représentée à Nagla sous les traits d’Islam, le roi de la famille dont on vantait à longueur de journée la beauté, la force, l’intelligence, le courage, la générosité? Un intense conditionnement familial l’aurait projetée dans cet amour absolu. Dans le dos de Nagla et d’Islam, j’imaginais les parents tirer les ficelles de leur destin. C’était eux les véritables maîtres du jeu. »
(p. 187-190)
En route vers le nord (p. 103-108)
Sur la terre des dix commandements (p. 351-355)
Extrait court