Sauvé par Nikolaï :
« L’ivresse des distances me procure la sensation d’être sur le fleuve depuis un an. La dureté du combat quotidien, riche en émotions, comble ma vie, mon corps et mon esprit. Je comprends cela en contemplant le chemin parcouru, les 1 500 kilomètres de péripéties qui me séparent du village de Katchug. Soixante jours m’éloignent maintenant de la gare de Toulon, des liens affectifs tissés avec mes proches et des souterrains parisiens où les gens fixaient le néant pour tuer le temps. Je me souviens de chaque détail de ce temps révolu et pourtant les souvenirs de la France se dissolvent, épurés par les effets de mon immersion dans la nature. Toutes les contraintes qui m’ont incité à réaliser ce voyage n’ont plus de raison d’être. Elles étaient des prétextes pour partir. Il ne me reste plus que des sons et des images fixes dans ma mémoire, qui me rappellent tendrement l’essentiel de mon “histoire française”. Ces résidus évoquent des visages aimés, des coins de nature de mon enfance provençale ou encore les dernières paroles entendues en français : l’avertissement de Nina de me méfier de l’ivresse russe.
Ce précieux conseil traverse mes pensées sans les saturer. Je ne suis plus sur la défensive, apeuré par la moindre présence humaine sur le fleuve. Je ne crains plus les villages ni les canots des étrangers. Je ne m’inquiète plus quand un bateau passe. Et même, lorsqu’un monstre bleu m’envoie ses remous, je maintiens simplement le canoë afin d’éviter qu’il cogne contre les cailloux, tout en m’activant à faire autre chose. La sérénité m’envahit?
J’approche de la ville de Vitim. Je pagaie, éreinté après huit journées consécutives de canoë. Le livret géographique est resté fermé pendant tout ce temps. Son échelle au 1/2 500 000 ne me permet pas de situer précisément les difficultés du relief. J’ai donc navigué sans le consulter, préférant découvrir par surprise les fantaisies du fleuve. Mais aujourd’hui, comme pour clôturer cet épisode, je décide d’y jeter un œil. Je revois ainsi, en l’ouvrant, le dessin bleu de la Lena qui opère une percée vers l’est et la ville de Lensk, puis qui descend vers le sud et remonte en s’élargissant vers Iakoutsk. Un long chemin à parcourir pour rejoindre la capitale de la Iakoutie et le début des monts de Verkhoïansk.
Je referme le livret à l’instant où je distingue la périphérie de Vitim. Sur la rive bordée d’un mur de béton, des gens se baignent ou se prélassent sur des serviettes. Ils se font bronzer en écoutant de la musique pendant que je pagaie en pull-over. Après ce premier aperçu, tandis que je navigue sur la rive opposée à proximité d’un large affluent, je découvre la cité dans son ensemble. Le soleil au-dessus des habitations éclaire la poussière soulevée par l’agitation urbaine. La ville ressemble à une cité africaine perdue près d’un désert. L’affluent se jette dans le fleuve en formant un bouillonnement d’écume et emprisonne les déchets. Des bouteilles de vodka, des canettes et divers papiers polluent les eaux troubles. Harcelé par une meute de mouches noires, je lutte pour ne pas être expulsé par le courant, au milieu de la Lena où manœuvrent des navires de gros tonnage. Au même moment une vedette pilotée par des jeunes vient à ma rencontre. Les intrus me tournent autour et accélèrent pour disparaître à travers les marais.
Au bout de la ville, une impressionnante usine à bois émet des grincements. En voyant ce spectacle, je songe aux campements sauvages et les trouve merveilleux. Je dépasse le brouhaha, ainsi que trois barges immobiles. Un homme sur un pont m’espionne avec ses jumelles. Je secoue le bras pour sympathiser et lui crie ma destination : “Tiksi !” Il ne change pas de posture et continue de m’épier. Perplexe, je me confie à la nature : “On est tout de même mieux en ta compagnie !” lui dis-je à voix basse. La nature perçoit ma déclaration et me surprend en peignant de violet les teintes du coucher de soleil. »
Des chiens et des hommes (p. 56-58)
Épilogue (p. 323-325)
Extrait court
« L’ivresse des distances me procure la sensation d’être sur le fleuve depuis un an. La dureté du combat quotidien, riche en émotions, comble ma vie, mon corps et mon esprit. Je comprends cela en contemplant le chemin parcouru, les 1 500 kilomètres de péripéties qui me séparent du village de Katchug. Soixante jours m’éloignent maintenant de la gare de Toulon, des liens affectifs tissés avec mes proches et des souterrains parisiens où les gens fixaient le néant pour tuer le temps. Je me souviens de chaque détail de ce temps révolu et pourtant les souvenirs de la France se dissolvent, épurés par les effets de mon immersion dans la nature. Toutes les contraintes qui m’ont incité à réaliser ce voyage n’ont plus de raison d’être. Elles étaient des prétextes pour partir. Il ne me reste plus que des sons et des images fixes dans ma mémoire, qui me rappellent tendrement l’essentiel de mon “histoire française”. Ces résidus évoquent des visages aimés, des coins de nature de mon enfance provençale ou encore les dernières paroles entendues en français : l’avertissement de Nina de me méfier de l’ivresse russe.
Ce précieux conseil traverse mes pensées sans les saturer. Je ne suis plus sur la défensive, apeuré par la moindre présence humaine sur le fleuve. Je ne crains plus les villages ni les canots des étrangers. Je ne m’inquiète plus quand un bateau passe. Et même, lorsqu’un monstre bleu m’envoie ses remous, je maintiens simplement le canoë afin d’éviter qu’il cogne contre les cailloux, tout en m’activant à faire autre chose. La sérénité m’envahit?
J’approche de la ville de Vitim. Je pagaie, éreinté après huit journées consécutives de canoë. Le livret géographique est resté fermé pendant tout ce temps. Son échelle au 1/2 500 000 ne me permet pas de situer précisément les difficultés du relief. J’ai donc navigué sans le consulter, préférant découvrir par surprise les fantaisies du fleuve. Mais aujourd’hui, comme pour clôturer cet épisode, je décide d’y jeter un œil. Je revois ainsi, en l’ouvrant, le dessin bleu de la Lena qui opère une percée vers l’est et la ville de Lensk, puis qui descend vers le sud et remonte en s’élargissant vers Iakoutsk. Un long chemin à parcourir pour rejoindre la capitale de la Iakoutie et le début des monts de Verkhoïansk.
Je referme le livret à l’instant où je distingue la périphérie de Vitim. Sur la rive bordée d’un mur de béton, des gens se baignent ou se prélassent sur des serviettes. Ils se font bronzer en écoutant de la musique pendant que je pagaie en pull-over. Après ce premier aperçu, tandis que je navigue sur la rive opposée à proximité d’un large affluent, je découvre la cité dans son ensemble. Le soleil au-dessus des habitations éclaire la poussière soulevée par l’agitation urbaine. La ville ressemble à une cité africaine perdue près d’un désert. L’affluent se jette dans le fleuve en formant un bouillonnement d’écume et emprisonne les déchets. Des bouteilles de vodka, des canettes et divers papiers polluent les eaux troubles. Harcelé par une meute de mouches noires, je lutte pour ne pas être expulsé par le courant, au milieu de la Lena où manœuvrent des navires de gros tonnage. Au même moment une vedette pilotée par des jeunes vient à ma rencontre. Les intrus me tournent autour et accélèrent pour disparaître à travers les marais.
Au bout de la ville, une impressionnante usine à bois émet des grincements. En voyant ce spectacle, je songe aux campements sauvages et les trouve merveilleux. Je dépasse le brouhaha, ainsi que trois barges immobiles. Un homme sur un pont m’espionne avec ses jumelles. Je secoue le bras pour sympathiser et lui crie ma destination : “Tiksi !” Il ne change pas de posture et continue de m’épier. Perplexe, je me confie à la nature : “On est tout de même mieux en ta compagnie !” lui dis-je à voix basse. La nature perçoit ma déclaration et me surprend en peignant de violet les teintes du coucher de soleil. »
(p. 172-174)
Des chiens et des hommes (p. 56-58)
Épilogue (p. 323-325)
Extrait court