Des chiens et des hommes :
« Il flotte à Katchug un air de Far West. J’y reconnais aussi l’ambiance feutrée du film de Lars von Trier, Dogville – bourgade isolée où les habitants savent ce que font leurs voisins et trament de mauvais tours à la belle Kidman. Il y a d’ailleurs autant de chiens à Katchug que d’habitants.
La petite ville de deux mille âmes me livre à l’isolement dans une chambre glaciale. Il fait parfois meilleur sous le ciel orageux, sur le pré où les vaches paissent, devant la porte du bâtiment, plutôt qu’entre les quatre murs décrépis d’un tel logis. J’y écris des heures en silence à la lueur d’une bougie. Je m’habitue ainsi à l’attente et à la méditation. Je n’ai plus la notion du temps. Le soleil met parfois une éternité à disparaître et d’autres fois le jour ne vient jamais. Je m’épuise en accumulant des nuits sans sommeil. Je marche sur le macadam défoncé de la rue principale du village, où deux baraques font office de restaurant. J’y pénètre par une enfilade de portes et de couloirs, empêchant ainsi l’entrée du froid en hiver. Serré comme une sardine, je déguste avec les villageois les plats locaux : beignets, buuz bouriates? Je m’y réfugie souvent pour me réchauffer. J’essaie parfois d’entrer en contact avec les habitants. Pour cela, j’utilise mon dictionnaire et le texte qui me présente, traduit en russe par Nina. Cependant mes tentatives se réduisent à des sourires amicaux sans suite.
Derrière une baraque apparaît un homme qui vient à ma rencontre. Sur un ton direct, sans me lâcher du regard, il m’interroge. Il mène l’enquête pour la communauté. Je lui mets alors sous le nez ma carte de visite. Intrigué, il cherche dans mon dictionnaire des mots pour s’expliquer. Il pointe du doigt : “argent” et “mariage”. Peut-être veut-il, avant les autres, me confier sa plus jolie fille ! J’esquive le sujet et oriente la discussion vers mon souci majeur : l’embarcation. Il secoue la tête négativement, puis s’en va en me saluant vivement de la main. Les habitants de Katchug sont étonnés de me voir seul dans leur village et davantage encore lorsqu’ils comprennent mon intention d’emprunter la Lena en canoë. Je suis un être venu d’ailleurs dont on ne saisit pas les intentions.
Alex me surprend de nouveau au détour d’une ruelle. Il me propose une visite de la ville. Il m’ouvre des portes que je n’aurais pas osé pousser seul, ne comprenant pas les enseignes. La porte de la maison de la culture, de la bibliothèque, d’un magasin d’alimentation? Nous traversons ensuite une forêt de pins et trouvons au bout d’un chemin l’hôpital du village, où nous faisons une halte. En buvant un thé, je soumets à Alex mon souhait de le filmer. Il comprend vite et accepte.
Nous voilà engagés dans la rue principale à l’heure où la population s’active. Entouré d’Alex et de son meilleur ami, j’ouvre la marche. Je tiens en main, à l’intérieur d’un sac plastique, la caméra, le pied et le microphone. Je fais asseoir Alex sur une planche, dans un coin bucolique auprès du fleuve où gisent les ruines d’une maison en pierre. Il adopte aussitôt une posture figée qui enlève le naturel attendu. J’essaie de le distraire, mais l’œil implacable de l’objectif le dérange. Alex au sourire franc est étranger au modernisme. Il est à l’opposé du “Alex” d’Irkoutsk. C’est à peine s’il peut se vêtir proprement. Il vit au seuil de la pauvreté russe. Chaque démarche que nous faisons ensemble est ponctuée par un pourboire. Je n’aime pas ce principe de payer des services amicaux, mais c’est ainsi que se sont établis nos rapports depuis le premier jour. Pour l’avoir filmé, je lui donne 500 roubles. C’est certainement un tort d’entretenir ce genre de relation. La barrière de la langue nous sépare.
Je range le matériel et nous repartons au village. Alex me dit que je ne trouverai pas de canoë à Katchug. Pour m’assurer de bien le comprendre, je lui dessine un canoë, qu’il barre d’un trait : “Niet !” répète-t-il. J’effectue, malgré tout, une fouille systématique de tous les jardins situés en bordure du fleuve et, en effet, à part un bateau en fer trop large à manœuvrer seul et une embarcation en bois ensevelie sous les herbes, je n’y trouve pas l’ombre d’un canoë robuste pour la Lena. Mes illusions tombent définitivement à l’eau ! Je pensais trouver dans ces villages qui vivent au rythme fluvial un intérêt pour la navigation. Mais les Russes n’ont pas l’esprit assez calme pour s’évader en promenade. Leurs préoccupations vont majoritairement à la survie. C’est à ce moment-là que, peu enclin à renoncer et à rebrousser chemin, je décide de retourner à Irkoutsk et d’en rapporter le canoë démontable de la rue Karl-Marx. »
Sauvé par Nikolaï (p. 172-174)
Épilogue (p. 323-325)
Extrait court
« Il flotte à Katchug un air de Far West. J’y reconnais aussi l’ambiance feutrée du film de Lars von Trier, Dogville – bourgade isolée où les habitants savent ce que font leurs voisins et trament de mauvais tours à la belle Kidman. Il y a d’ailleurs autant de chiens à Katchug que d’habitants.
La petite ville de deux mille âmes me livre à l’isolement dans une chambre glaciale. Il fait parfois meilleur sous le ciel orageux, sur le pré où les vaches paissent, devant la porte du bâtiment, plutôt qu’entre les quatre murs décrépis d’un tel logis. J’y écris des heures en silence à la lueur d’une bougie. Je m’habitue ainsi à l’attente et à la méditation. Je n’ai plus la notion du temps. Le soleil met parfois une éternité à disparaître et d’autres fois le jour ne vient jamais. Je m’épuise en accumulant des nuits sans sommeil. Je marche sur le macadam défoncé de la rue principale du village, où deux baraques font office de restaurant. J’y pénètre par une enfilade de portes et de couloirs, empêchant ainsi l’entrée du froid en hiver. Serré comme une sardine, je déguste avec les villageois les plats locaux : beignets, buuz bouriates? Je m’y réfugie souvent pour me réchauffer. J’essaie parfois d’entrer en contact avec les habitants. Pour cela, j’utilise mon dictionnaire et le texte qui me présente, traduit en russe par Nina. Cependant mes tentatives se réduisent à des sourires amicaux sans suite.
Derrière une baraque apparaît un homme qui vient à ma rencontre. Sur un ton direct, sans me lâcher du regard, il m’interroge. Il mène l’enquête pour la communauté. Je lui mets alors sous le nez ma carte de visite. Intrigué, il cherche dans mon dictionnaire des mots pour s’expliquer. Il pointe du doigt : “argent” et “mariage”. Peut-être veut-il, avant les autres, me confier sa plus jolie fille ! J’esquive le sujet et oriente la discussion vers mon souci majeur : l’embarcation. Il secoue la tête négativement, puis s’en va en me saluant vivement de la main. Les habitants de Katchug sont étonnés de me voir seul dans leur village et davantage encore lorsqu’ils comprennent mon intention d’emprunter la Lena en canoë. Je suis un être venu d’ailleurs dont on ne saisit pas les intentions.
Alex me surprend de nouveau au détour d’une ruelle. Il me propose une visite de la ville. Il m’ouvre des portes que je n’aurais pas osé pousser seul, ne comprenant pas les enseignes. La porte de la maison de la culture, de la bibliothèque, d’un magasin d’alimentation? Nous traversons ensuite une forêt de pins et trouvons au bout d’un chemin l’hôpital du village, où nous faisons une halte. En buvant un thé, je soumets à Alex mon souhait de le filmer. Il comprend vite et accepte.
Nous voilà engagés dans la rue principale à l’heure où la population s’active. Entouré d’Alex et de son meilleur ami, j’ouvre la marche. Je tiens en main, à l’intérieur d’un sac plastique, la caméra, le pied et le microphone. Je fais asseoir Alex sur une planche, dans un coin bucolique auprès du fleuve où gisent les ruines d’une maison en pierre. Il adopte aussitôt une posture figée qui enlève le naturel attendu. J’essaie de le distraire, mais l’œil implacable de l’objectif le dérange. Alex au sourire franc est étranger au modernisme. Il est à l’opposé du “Alex” d’Irkoutsk. C’est à peine s’il peut se vêtir proprement. Il vit au seuil de la pauvreté russe. Chaque démarche que nous faisons ensemble est ponctuée par un pourboire. Je n’aime pas ce principe de payer des services amicaux, mais c’est ainsi que se sont établis nos rapports depuis le premier jour. Pour l’avoir filmé, je lui donne 500 roubles. C’est certainement un tort d’entretenir ce genre de relation. La barrière de la langue nous sépare.
Je range le matériel et nous repartons au village. Alex me dit que je ne trouverai pas de canoë à Katchug. Pour m’assurer de bien le comprendre, je lui dessine un canoë, qu’il barre d’un trait : “Niet !” répète-t-il. J’effectue, malgré tout, une fouille systématique de tous les jardins situés en bordure du fleuve et, en effet, à part un bateau en fer trop large à manœuvrer seul et une embarcation en bois ensevelie sous les herbes, je n’y trouve pas l’ombre d’un canoë robuste pour la Lena. Mes illusions tombent définitivement à l’eau ! Je pensais trouver dans ces villages qui vivent au rythme fluvial un intérêt pour la navigation. Mais les Russes n’ont pas l’esprit assez calme pour s’évader en promenade. Leurs préoccupations vont majoritairement à la survie. C’est à ce moment-là que, peu enclin à renoncer et à rebrousser chemin, je décide de retourner à Irkoutsk et d’en rapporter le canoë démontable de la rue Karl-Marx. »
(p. 56-58)
Sauvé par Nikolaï (p. 172-174)
Épilogue (p. 323-325)
Extrait court