Côte bulgare :
« Nous ne sommes pas encore à hauteur de la pointe lorsque de puissantes bourrasques manquent de nous faire chavirer. Je suis maintenant assez loin pour voir de l’autre côté. Le verdict me glace. Au sud du cap, c’est la tempête ! La mer en furie bouillonne. Nous faisons immédiatement demi-tour, mais il nous faut d’abord affronter les vents et les courants violents qui convergent sur une mer chaotique. Les rafales qui s’enroulent autour de la péninsule nous empêchent de manœuvrer et nous nous retrouvons engagés dans un corps-à-corps inégal face aux éléments. Nous redoublons d’efforts dans le vent fou qui emporte tout, jusqu’à l’eau qui s’envole et nous gifle le visage. Il nous déporte vers la zone critique où la mer se déchaîne, où plus rien ne tient. Dans la panique, je sens mes forces m’abandonner. Mon corps semble vouloir s’en remettre à l’issue tragique qui se profile. Puis une décharge me traverse, un éclair d’acuité. L’énergie du désespoir, l’instinct de conservation ? Je couche mon buste sur le pont avant du kayak et continue de pagayer. Rien à faire, impossible d’avancer ! Je ne recule pas tout au plus. Je suis à bout de souffle, à bout de forces. Kristel se trouve à quelques mètres. J’éprouve une grande peur. Curieusement, beaucoup plus pour elle que pour moi. Puis je pense à mes proches, à ma famille, et je ressens viscéralement le lien qui nous unit. La panique s’en est allée ; intérieurement, profondément, je suis presque serein. J’ai l’impression de me débarrasser de quelque chose que d’autres devront porter. D’un fardeau. L’idée de la mort peut-être ? Ces quelques secondes sont d’une intensité inouïe. La caresse du soleil et du vent sur ma peau, l’odeur saline, la lumière, les couleurs, les contrastes. J’ai la sensation de découvrir tout ça pour la première fois, ou de le vivre autrement, de l’intérieur, comme si chaque atome de mon corps s’était dispersé au monde. Comme si je ne faisais plus qu’un avec le tout qui m’entoure. Tout se déroule extrêmement lentement, une autre vitesse est en marche et je me vois au ralenti plonger les pales de ma pagaie. Derrière, les vagues s’écrasent contre les rochers et des gerbes d’eau jaillissent pour retomber comme des averses tout autour de moi. Je jette un regard au-dessus de mon épaule. Je m’arrête, me retourne encore une fois pour m’assurer que je ne rêve pas. Je vois un homme enveloppé d’un linge blanc, les cheveux longs noirs, le teint diaphane. Il m’observe fixement, debout et immobile au pied de la falaise. Je me demande ce qui peut le pousser à venir se baigner dans de telles conditions. Les rafales cessent soudain. Je pagaie et avance ! Juste assez pour m’éloigner du chaudron. Le vent se remet à souffler tout aussi fort. Nous ne pouvons plus manœuvrer. Impossible d’aller plus loin ! Les kayaks sont drossés vers la côte. Kristel évite de justesse un rocher. Puis, à mon tour, je me trouve en mauvaise posture. Je me dirige vers les cailloux sans pouvoir réagir. La collision est imminente. C’est une question de seconde. Je me prépare à sauter, puis à nouveau, un sursaut, le sang bouillonne, l’esprit est à vif. Je relève mon gouvernail sans trop savoir pourquoi, convoque toute mon énergie à dénager et m’en sors in extremis. Là, une dalle ! J’observe un instant les séquences de houle qui font monter le niveau de l’eau jusqu’à l’étroite plateforme surélevée. Nous pouvons peut-être accoster, mais pas d’erreur possible. »
Prologue (p. 12-13)
Oltenitsa – Tulcea (p. 95-96)
Extrait court
« Nous ne sommes pas encore à hauteur de la pointe lorsque de puissantes bourrasques manquent de nous faire chavirer. Je suis maintenant assez loin pour voir de l’autre côté. Le verdict me glace. Au sud du cap, c’est la tempête ! La mer en furie bouillonne. Nous faisons immédiatement demi-tour, mais il nous faut d’abord affronter les vents et les courants violents qui convergent sur une mer chaotique. Les rafales qui s’enroulent autour de la péninsule nous empêchent de manœuvrer et nous nous retrouvons engagés dans un corps-à-corps inégal face aux éléments. Nous redoublons d’efforts dans le vent fou qui emporte tout, jusqu’à l’eau qui s’envole et nous gifle le visage. Il nous déporte vers la zone critique où la mer se déchaîne, où plus rien ne tient. Dans la panique, je sens mes forces m’abandonner. Mon corps semble vouloir s’en remettre à l’issue tragique qui se profile. Puis une décharge me traverse, un éclair d’acuité. L’énergie du désespoir, l’instinct de conservation ? Je couche mon buste sur le pont avant du kayak et continue de pagayer. Rien à faire, impossible d’avancer ! Je ne recule pas tout au plus. Je suis à bout de souffle, à bout de forces. Kristel se trouve à quelques mètres. J’éprouve une grande peur. Curieusement, beaucoup plus pour elle que pour moi. Puis je pense à mes proches, à ma famille, et je ressens viscéralement le lien qui nous unit. La panique s’en est allée ; intérieurement, profondément, je suis presque serein. J’ai l’impression de me débarrasser de quelque chose que d’autres devront porter. D’un fardeau. L’idée de la mort peut-être ? Ces quelques secondes sont d’une intensité inouïe. La caresse du soleil et du vent sur ma peau, l’odeur saline, la lumière, les couleurs, les contrastes. J’ai la sensation de découvrir tout ça pour la première fois, ou de le vivre autrement, de l’intérieur, comme si chaque atome de mon corps s’était dispersé au monde. Comme si je ne faisais plus qu’un avec le tout qui m’entoure. Tout se déroule extrêmement lentement, une autre vitesse est en marche et je me vois au ralenti plonger les pales de ma pagaie. Derrière, les vagues s’écrasent contre les rochers et des gerbes d’eau jaillissent pour retomber comme des averses tout autour de moi. Je jette un regard au-dessus de mon épaule. Je m’arrête, me retourne encore une fois pour m’assurer que je ne rêve pas. Je vois un homme enveloppé d’un linge blanc, les cheveux longs noirs, le teint diaphane. Il m’observe fixement, debout et immobile au pied de la falaise. Je me demande ce qui peut le pousser à venir se baigner dans de telles conditions. Les rafales cessent soudain. Je pagaie et avance ! Juste assez pour m’éloigner du chaudron. Le vent se remet à souffler tout aussi fort. Nous ne pouvons plus manœuvrer. Impossible d’aller plus loin ! Les kayaks sont drossés vers la côte. Kristel évite de justesse un rocher. Puis, à mon tour, je me trouve en mauvaise posture. Je me dirige vers les cailloux sans pouvoir réagir. La collision est imminente. C’est une question de seconde. Je me prépare à sauter, puis à nouveau, un sursaut, le sang bouillonne, l’esprit est à vif. Je relève mon gouvernail sans trop savoir pourquoi, convoque toute mon énergie à dénager et m’en sors in extremis. Là, une dalle ! J’observe un instant les séquences de houle qui font monter le niveau de l’eau jusqu’à l’étroite plateforme surélevée. Nous pouvons peut-être accoster, mais pas d’erreur possible. »
(p. 169-171)
Prologue (p. 12-13)
Oltenitsa – Tulcea (p. 95-96)
Extrait court