Oltenitsa – Tulcea :
« Le fleuve roule ses eaux et nous entraîne dans sa course lascive. Lorsque tout est calme, nous découvrons un phénomène surprenant : les sons se réfléchissent et se propagent à sa surface. Nous pouvons entendre une conversation sur l’autre rive, à parfois plus d’un kilomètre. La géographie s’accorde à mes territoires intérieurs et l’harmonie entre la pensée et le lieu me fait vibrer au son de l’eurythmie du monde. Les espaces de silence et de solitude alternent avec les rencontres insolites. Au beau milieu des eaux, nous croisons un soudeur sur une carcasse de péniche qui nous lance un “Vive la France ! Platini ! Napoléon !” Au loin, un bâtiment doré projette une lumière aveuglante. Je pense au dôme d’une basilique, mais il s’agit d’un hôtel de luxe cinq étoiles, planté là, au milieu de la campagne, comme pour défier toute logique. À Vidin, nous dépassons un bateau de croisière allemand, dont les hublots à fleur d’eau laissent errer nos regards indiscrets dans les cabines luxueuses des passagers : un homme en peignoir blanc, allongé sur un lit blanc, regarde sa télévision dans une chambre blanche exiguë. Plus loin, des pêcheurs nous encouragent depuis leurs roulottes sur pilotis, nous applaudissent comme les spectateurs d’une course cycliste, et nous ralentissons, juste pour le plaisir. À midi, nous nous arrêtons sous la frondaison d’un grand arbre et j’ai la sensation que la vie n’a besoin de rien d’autre : un chêne pour faire de l’ombre, des feuilles pour y mettre du vent et le bruit de l’eau pour bercer nos songes. Plénitude absolue. J’ai tout oublié des horaires, du bruit, des projets, des pressions. Je ne connais plus que le présent qui s’écoule à la vitesse d’un rêve. Des chevaux sauvages s’attardent sur la grève. Un étalon blanc s’arrête, nous hume, dans la brume on dirait qu’il flotte. Puis il disparaît, laissant les empreintes de ses sabots sur le sable vierge. Un couple de cygnes vit son idylle sur le vernis marbré d’une lagune. À l’aube, la forêt résonne, les oiseaux célèbrent le jour dans l’air frais et l’ivresse du matin. Tout semble possible quand la vie abonde. Est-ce le sentiment de ce capitaine insolite dont la barge s’est échouée sur la rive ? Les flots sont montés et son bateau n’est jamais reparti, depuis bien longtemps, semble-t-il. Il est amarré sur un quai d’herbes folles et sa coque est prisonnière de la terre. Un filet de pêche délimite un potager, des poules picorent sur le pont, du linge flotte au vent au-dessus d’une charrette. Les arbres et les fruits ont poussé, et le capitaine s’est sédentarisé. Au gré de la montée des eaux, il est devenu fermier, a changé de vie sur la crue d’un fleuve. Sublime fatalité ! »
Prologue (p. 12-13)
Côte bulgare (p. 169-171)
Extrait court
« Le fleuve roule ses eaux et nous entraîne dans sa course lascive. Lorsque tout est calme, nous découvrons un phénomène surprenant : les sons se réfléchissent et se propagent à sa surface. Nous pouvons entendre une conversation sur l’autre rive, à parfois plus d’un kilomètre. La géographie s’accorde à mes territoires intérieurs et l’harmonie entre la pensée et le lieu me fait vibrer au son de l’eurythmie du monde. Les espaces de silence et de solitude alternent avec les rencontres insolites. Au beau milieu des eaux, nous croisons un soudeur sur une carcasse de péniche qui nous lance un “Vive la France ! Platini ! Napoléon !” Au loin, un bâtiment doré projette une lumière aveuglante. Je pense au dôme d’une basilique, mais il s’agit d’un hôtel de luxe cinq étoiles, planté là, au milieu de la campagne, comme pour défier toute logique. À Vidin, nous dépassons un bateau de croisière allemand, dont les hublots à fleur d’eau laissent errer nos regards indiscrets dans les cabines luxueuses des passagers : un homme en peignoir blanc, allongé sur un lit blanc, regarde sa télévision dans une chambre blanche exiguë. Plus loin, des pêcheurs nous encouragent depuis leurs roulottes sur pilotis, nous applaudissent comme les spectateurs d’une course cycliste, et nous ralentissons, juste pour le plaisir. À midi, nous nous arrêtons sous la frondaison d’un grand arbre et j’ai la sensation que la vie n’a besoin de rien d’autre : un chêne pour faire de l’ombre, des feuilles pour y mettre du vent et le bruit de l’eau pour bercer nos songes. Plénitude absolue. J’ai tout oublié des horaires, du bruit, des projets, des pressions. Je ne connais plus que le présent qui s’écoule à la vitesse d’un rêve. Des chevaux sauvages s’attardent sur la grève. Un étalon blanc s’arrête, nous hume, dans la brume on dirait qu’il flotte. Puis il disparaît, laissant les empreintes de ses sabots sur le sable vierge. Un couple de cygnes vit son idylle sur le vernis marbré d’une lagune. À l’aube, la forêt résonne, les oiseaux célèbrent le jour dans l’air frais et l’ivresse du matin. Tout semble possible quand la vie abonde. Est-ce le sentiment de ce capitaine insolite dont la barge s’est échouée sur la rive ? Les flots sont montés et son bateau n’est jamais reparti, depuis bien longtemps, semble-t-il. Il est amarré sur un quai d’herbes folles et sa coque est prisonnière de la terre. Un filet de pêche délimite un potager, des poules picorent sur le pont, du linge flotte au vent au-dessus d’une charrette. Les arbres et les fruits ont poussé, et le capitaine s’est sédentarisé. Au gré de la montée des eaux, il est devenu fermier, a changé de vie sur la crue d’un fleuve. Sublime fatalité ! »
(p. 95-96)
Prologue (p. 12-13)
Côte bulgare (p. 169-171)
Extrait court