Prologue :
« Dans l’Est, il n’y a pas de cocotiers, de mer turquoise ou de forêt tropicale pour faire de belles photos souvenirs. L’expérience de l’exotisme est avant tout humaine, et c’est vers ces îlots d’humanité qu’il me fallait chercher ce qui m’était étranger. Plus je le comprenais, plus je sillonnais la Hongrie et les nombreux pays qui embrassent le carrefour magyar. Je saisissais la moindre occasion pour sauter dans un train poussif qui m’emmenait au hasard des dédales de rails et d’aiguillages vers l’inattendu. Je partais d’abord seul, mais plus savoureux encore étaient les voyages partagés avec Kristel, qui s’émerveillait comme moi de cette autre Europe que nous découvrions ensemble. Nous nous soûlions en Bohême, arpentions les Carpates enneigées et dansions jusqu’au matin sous les étoiles des Balkans. Les paysages étaient fabuleux et les rencontres plus belles encore. Comment oublier Emir et sa joie de vivre, qui pansait tant bien que mal les blessures encore vives de Sarajevo ? Comment ne pas revoir Aleksandar gravir à nos côtés les monts Zlatibor dans les Alpes dinariques ? Et Daniel, qui offrit son amitié sans attendre la nôtre ! Et Elena, et Dimitri, qui ouvrirent leur porte aux vagabonds crasseux que nous étions ! Et les autres ! Comment les oublier ? Nous ne pouvions partir comme ça. Calquer la fin du séjour sur la fin du contrat. Prendre un avion et regarder en bas en se disant que c’était bien. Nous sommes liés à la terre que nous foulons et à ceux qui nous ont tendu la main : lorsqu’on part longtemps, il faut savoir prendre le temps de se dire au revoir.
Pourquoi fallait-il soudain défaire les liens que nous avions tissés ? Pourquoi au contraire ne pas les resserrer, laisser du temps au voyage et partir à nouveau, plus en profondeur ? Parcourir l’Europe du Sud-Est, entièrement. Partir de Budapest jusqu’à l’extrémité du continent. Aller jusqu’à Istanbul ? L’idée avait mûri secrètement avant de m’apparaître un jour, soudaine et éclatante : le Danube ! Point commun entre toutes ces régions, il jalonnait mes incursions. Il surgissait toujours quelque part, au détour d’une colline, à l’orée d’un village. C’est à Budapest qu’il était le plus présent. Chaque fois que je traversais l’un des ponts qui relient Buda et Pest, je ne pouvais m’empêcher de passer la tête au-dessus de la rambarde pour contempler la puissance hypnotique du fleuve qui convulsait sous mes pieds. Il n’existe pas à mes yeux plus belle invitation au voyage. La masse d’eau qui dévale célèbre le mouvement mieux que l’horizon ou le vent. Et ici, sur une terre magnétique et silencieuse, l’appel de l’ailleurs se fait plus implacable encore. Suivre le cours du Danube devenait une évidence, une injonction. Pour repartir, il me fallait emprunter cette veine battante qui fend la paresse du sol et coule vers l’Orient. Nous pourrions le descendre jusqu’à son embouchure puis longer les côtes de la mer Noire en direction du Bosphore. Le kayak, en célébrant le silence et la lenteur, serait un mode de déplacement idéal pour convoquer notre attention au monde. Il n’existe rien de plus discret. Il ne laisse aucune trace, même pas une empreinte. Le léger remous qu’il provoque s’estompe aussitôt après son passage. Un kayak ne fait aucun bruit, il progresse avec douceur. Il laisse de l’espace à l’autre pour trouver sa place. Un kayakiste qui vient à votre rencontre est déjà un ami. Et ce n’est qu’en ami que s’accepte le voyageur. En kayak, de Budapest à Istanbul ! C’est ainsi que résonnait désormais l’aventure. Un projet audacieux qui avait nourri nos pensées et nos conversations. Le temps l’avait fait grandir, et le départ était devenu une réalité de plus en plus imminente. Nous avions une dernière fois rendez-vous avec la capitale hongroise, berceau de nos fantasmes d’échappée. »
Oltenitsa – Tulcea (p. 95-96)
Côte bulgare (p. 169-171)
Extrait court
« Dans l’Est, il n’y a pas de cocotiers, de mer turquoise ou de forêt tropicale pour faire de belles photos souvenirs. L’expérience de l’exotisme est avant tout humaine, et c’est vers ces îlots d’humanité qu’il me fallait chercher ce qui m’était étranger. Plus je le comprenais, plus je sillonnais la Hongrie et les nombreux pays qui embrassent le carrefour magyar. Je saisissais la moindre occasion pour sauter dans un train poussif qui m’emmenait au hasard des dédales de rails et d’aiguillages vers l’inattendu. Je partais d’abord seul, mais plus savoureux encore étaient les voyages partagés avec Kristel, qui s’émerveillait comme moi de cette autre Europe que nous découvrions ensemble. Nous nous soûlions en Bohême, arpentions les Carpates enneigées et dansions jusqu’au matin sous les étoiles des Balkans. Les paysages étaient fabuleux et les rencontres plus belles encore. Comment oublier Emir et sa joie de vivre, qui pansait tant bien que mal les blessures encore vives de Sarajevo ? Comment ne pas revoir Aleksandar gravir à nos côtés les monts Zlatibor dans les Alpes dinariques ? Et Daniel, qui offrit son amitié sans attendre la nôtre ! Et Elena, et Dimitri, qui ouvrirent leur porte aux vagabonds crasseux que nous étions ! Et les autres ! Comment les oublier ? Nous ne pouvions partir comme ça. Calquer la fin du séjour sur la fin du contrat. Prendre un avion et regarder en bas en se disant que c’était bien. Nous sommes liés à la terre que nous foulons et à ceux qui nous ont tendu la main : lorsqu’on part longtemps, il faut savoir prendre le temps de se dire au revoir.
Pourquoi fallait-il soudain défaire les liens que nous avions tissés ? Pourquoi au contraire ne pas les resserrer, laisser du temps au voyage et partir à nouveau, plus en profondeur ? Parcourir l’Europe du Sud-Est, entièrement. Partir de Budapest jusqu’à l’extrémité du continent. Aller jusqu’à Istanbul ? L’idée avait mûri secrètement avant de m’apparaître un jour, soudaine et éclatante : le Danube ! Point commun entre toutes ces régions, il jalonnait mes incursions. Il surgissait toujours quelque part, au détour d’une colline, à l’orée d’un village. C’est à Budapest qu’il était le plus présent. Chaque fois que je traversais l’un des ponts qui relient Buda et Pest, je ne pouvais m’empêcher de passer la tête au-dessus de la rambarde pour contempler la puissance hypnotique du fleuve qui convulsait sous mes pieds. Il n’existe pas à mes yeux plus belle invitation au voyage. La masse d’eau qui dévale célèbre le mouvement mieux que l’horizon ou le vent. Et ici, sur une terre magnétique et silencieuse, l’appel de l’ailleurs se fait plus implacable encore. Suivre le cours du Danube devenait une évidence, une injonction. Pour repartir, il me fallait emprunter cette veine battante qui fend la paresse du sol et coule vers l’Orient. Nous pourrions le descendre jusqu’à son embouchure puis longer les côtes de la mer Noire en direction du Bosphore. Le kayak, en célébrant le silence et la lenteur, serait un mode de déplacement idéal pour convoquer notre attention au monde. Il n’existe rien de plus discret. Il ne laisse aucune trace, même pas une empreinte. Le léger remous qu’il provoque s’estompe aussitôt après son passage. Un kayak ne fait aucun bruit, il progresse avec douceur. Il laisse de l’espace à l’autre pour trouver sa place. Un kayakiste qui vient à votre rencontre est déjà un ami. Et ce n’est qu’en ami que s’accepte le voyageur. En kayak, de Budapest à Istanbul ! C’est ainsi que résonnait désormais l’aventure. Un projet audacieux qui avait nourri nos pensées et nos conversations. Le temps l’avait fait grandir, et le départ était devenu une réalité de plus en plus imminente. Nous avions une dernière fois rendez-vous avec la capitale hongroise, berceau de nos fantasmes d’échappée. »
(p. 12-13)
Oltenitsa – Tulcea (p. 95-96)
Côte bulgare (p. 169-171)
Extrait court