Kham – Sichuan :
« Au réveil, la flamme qui la veille au soir éclairait le sourire de Bouddha s’est éteinte. Le souffle nocturne est passé sur la maison en bois de Yumpo. Dans le clair-obscur de la pièce avare en fenêtres, sa fille Tusuduoma, tête penchée, chantonne en répétant sans empressement les gestes quotidiens : allumer le feu, faire chauffer l’eau, malaxer la tsampa. Le soleil tarde à atteindre le fond de la vallée et le froid continue de se déverser dans la maison par le toit ouvert au-dessus du poêle. Il fait 7 °C dans l’immense pièce où nous nous blottissons tous les quatre autour du feu naissant, avec les bruits d’aspiration du thé au beurre de yack pour unique discussion.
Yumpo reste grave. Son regard préoccupé est tourné vers les cimes à travers la fenêtre et ses lèvres marmonnent des prières. Là-haut, les hommes de la maison ont entamé depuis plusieurs jours la fastidieuse quête du yarchagumba – un champignon qui se développe en parasitant les chenilles. Ils sont à la merci des tempêtes de neige, encore courantes en cette saison. Mais l’espoir qu’une centaine de grammes de ce champignon si prisé par les médecines chinoise et tibétaine puisse leur rapporter de 300 à 1 800 dollars suffit à leur faire prendre, baluchon en peau de yack sur le dos, le périlleux chemin des hauts cols. “Les yarchagumba soignent tous les maux mais rendent maman malade de peur.”
La phrase de Tusuduoma nous accompagne toute la matinée dans la vallée encaissée que nous remontons. À chaque instant, je vois dans le visage inquiet de Yumpo celui de ma mère. Maintenant qu’elle a quitté notre monde, j’enrage d’avoir pu être la source de ses inquiétudes maternelles. Pour ne pas sombrer dans les abîmes du regret, je me persuade que là où nous nous hissons, nous serons si proches de son âme que rien ne pourra nous arriver. Cela me permettra de tenir jusqu’au premier stupa. Devant la porte du Tibet, nous crevons l’émotion et laissons nos cœurs se vider de leur chagrin : là-haut, il faut être purs. Allégés de nos peines, nous nous laissons bercer quelques instants par les mantras que psalmodient deux vieillards dans leur circumambulation de l’édifice. Puis, sous les drapeaux à prières colorés qui flottent dans le vent, nous caressons les mani – les lourdes pierres noires gravées d’invocations tibétaines – pour qu’elles nous portent chance.
Voilà le dernier village. Ensuite les derniers mètres de bitume. En haut d’un premier col, nous lisons l’avenir : au loin, la pente rocheuse et abrupte est griffée des zigzags en épingle de la piste qui s’y accroche et où nous nous échinerons dans deux jours. Notre progression est chaotique et ponctuée de jurons. Les roues glissent sur les galets polis, s’enfoncent dans les amas de schistes brisés, soulèvent la lourde et fine poussière d’ardoise. Ce sera notre lot quotidien ces prochains jours.
Dans un virage, un berger nous fait signe d’approcher. Intrigués, nous le rejoignons : c’est son feu qu’il veut partager avec nous. Rien d’autre. Pas même un mot. Nous découvrons les deux règles qui prévalent ici. Un : on allume toujours un feu où que l’on s’arrête. Deux : on ne l’allume jamais que pour soi. Chaque soir, nous l’attisons fébrilement entre des pierres avant que l’étau du froid ne tenaille notre campement. Dans la nuit, son halo délimite notre univers. D’éphémères étincelles montent vers le ciel pour inviter les étoiles : la présence des astres nous rassure, augure une nuit sans neige. Avoir en permanence conscience que nous pourrions être bloqués sur cette piste à plus de 4 000 mètres d’altitude et à 50 kilomètres du village le plus proche nous ferait faire des cauchemars. Le matin, nous ravivons notre feu pour qu’un éventuel gardien de yacks profite de la chaleur des flammes. Les foyers rassemblent, se partagent et se transmettent. Ils sont les phares des bergers solitaires, des ermites et des pauvres diables qui naviguent dans l’immensité. Ils célèbrent la vie et le dénuement. »
Oodnadatta track – Australie-méridionale (p. 56-58)
Taklamakan – Xinjiang (p. 175-177)
Extrait court
« Au réveil, la flamme qui la veille au soir éclairait le sourire de Bouddha s’est éteinte. Le souffle nocturne est passé sur la maison en bois de Yumpo. Dans le clair-obscur de la pièce avare en fenêtres, sa fille Tusuduoma, tête penchée, chantonne en répétant sans empressement les gestes quotidiens : allumer le feu, faire chauffer l’eau, malaxer la tsampa. Le soleil tarde à atteindre le fond de la vallée et le froid continue de se déverser dans la maison par le toit ouvert au-dessus du poêle. Il fait 7 °C dans l’immense pièce où nous nous blottissons tous les quatre autour du feu naissant, avec les bruits d’aspiration du thé au beurre de yack pour unique discussion.
Yumpo reste grave. Son regard préoccupé est tourné vers les cimes à travers la fenêtre et ses lèvres marmonnent des prières. Là-haut, les hommes de la maison ont entamé depuis plusieurs jours la fastidieuse quête du yarchagumba – un champignon qui se développe en parasitant les chenilles. Ils sont à la merci des tempêtes de neige, encore courantes en cette saison. Mais l’espoir qu’une centaine de grammes de ce champignon si prisé par les médecines chinoise et tibétaine puisse leur rapporter de 300 à 1 800 dollars suffit à leur faire prendre, baluchon en peau de yack sur le dos, le périlleux chemin des hauts cols. “Les yarchagumba soignent tous les maux mais rendent maman malade de peur.”
La phrase de Tusuduoma nous accompagne toute la matinée dans la vallée encaissée que nous remontons. À chaque instant, je vois dans le visage inquiet de Yumpo celui de ma mère. Maintenant qu’elle a quitté notre monde, j’enrage d’avoir pu être la source de ses inquiétudes maternelles. Pour ne pas sombrer dans les abîmes du regret, je me persuade que là où nous nous hissons, nous serons si proches de son âme que rien ne pourra nous arriver. Cela me permettra de tenir jusqu’au premier stupa. Devant la porte du Tibet, nous crevons l’émotion et laissons nos cœurs se vider de leur chagrin : là-haut, il faut être purs. Allégés de nos peines, nous nous laissons bercer quelques instants par les mantras que psalmodient deux vieillards dans leur circumambulation de l’édifice. Puis, sous les drapeaux à prières colorés qui flottent dans le vent, nous caressons les mani – les lourdes pierres noires gravées d’invocations tibétaines – pour qu’elles nous portent chance.
Voilà le dernier village. Ensuite les derniers mètres de bitume. En haut d’un premier col, nous lisons l’avenir : au loin, la pente rocheuse et abrupte est griffée des zigzags en épingle de la piste qui s’y accroche et où nous nous échinerons dans deux jours. Notre progression est chaotique et ponctuée de jurons. Les roues glissent sur les galets polis, s’enfoncent dans les amas de schistes brisés, soulèvent la lourde et fine poussière d’ardoise. Ce sera notre lot quotidien ces prochains jours.
Dans un virage, un berger nous fait signe d’approcher. Intrigués, nous le rejoignons : c’est son feu qu’il veut partager avec nous. Rien d’autre. Pas même un mot. Nous découvrons les deux règles qui prévalent ici. Un : on allume toujours un feu où que l’on s’arrête. Deux : on ne l’allume jamais que pour soi. Chaque soir, nous l’attisons fébrilement entre des pierres avant que l’étau du froid ne tenaille notre campement. Dans la nuit, son halo délimite notre univers. D’éphémères étincelles montent vers le ciel pour inviter les étoiles : la présence des astres nous rassure, augure une nuit sans neige. Avoir en permanence conscience que nous pourrions être bloqués sur cette piste à plus de 4 000 mètres d’altitude et à 50 kilomètres du village le plus proche nous ferait faire des cauchemars. Le matin, nous ravivons notre feu pour qu’un éventuel gardien de yacks profite de la chaleur des flammes. Les foyers rassemblent, se partagent et se transmettent. Ils sont les phares des bergers solitaires, des ermites et des pauvres diables qui naviguent dans l’immensité. Ils célèbrent la vie et le dénuement. »
(p. 119-121)
Oodnadatta track – Australie-méridionale (p. 56-58)
Taklamakan – Xinjiang (p. 175-177)
Extrait court