Oodnadatta track – Australie-méridionale :
« S’élancer sur une piste de plusieurs centaines de kilomètres en sachant qu’aucune âme n’y circule émeut profondément. Pour ne pas éveiller la fureur des esprits des lieux, nous ne laissons derrière nous que les éphémères traces de nos roues dans la poussière. Aucun autre signe ne trahit notre passage. Nous franchissons à gué les rivières gonflées des dernières pluies. Il importe d’avancer et d’offrir au temps qui passe le défilé des kilomètres. C’est ce mouvement incessant vers l’avant qui tisse le fil fragile de notre aventure et maintient vivant l’espoir d’atteindre le prochain village, à trois jours de piste.
Les mouches cessent leur harcèlement avec le dernier rayon du disque solaire à l’horizon. La trêve ne dure que quelques minutes durant lesquelles il faut monter le campement, dépoussiérer notre peau salée à l’odeur de brûlé et collecter des buissons secs pour allumer un feu, notre allié pour tenir le siège contre les hordes de moustiques. Le ronronnement du réchaud s’arrête. Nous nous abandonnons au silence absolu. “J’ai l’impression d’assister à la première nuit du monde”, glisse Émilie qui regarde les escarbilles de notre feu virevolter vers la voûte étoilée. De là-haut, notre campement ne doit être qu’un minuscule îlot de lumière perdu dans un océan d’obscurité. J’aime cette image. Le soleil tape à en aplanir le désert. La ligne parfaite de confrontation entre le ciel et la terre donne le gabarit : ce qui dépasse finira écrasé, desséché, pilé et balayé par le vent. Même l’air, pris en tenaille entre la réverbération du sol surchauffé et les radiations du soleil se met à vibrer en d’étranges convulsions. Dans les canyons creusés par les rivières, quelques eucalyptus échappent à la dictature horizontale du désert. Leur silhouette est hésitante, haute et frêle, comme s’ils avaient grandi trop vite pour capter le moindre photon. C’est sous leur feuillage bleuté et parfumé que nous prenons quelques instants de répit pour observer, léthargiques, le jeu des volées d’oiseaux colorés. J’aime les eucalyptus. Ils savent désorienter celui qui les observe en préférant perdre leur écorce plutôt que leurs feuilles. Leur phyllotaxie – disposition des bourgeons sur leur rameau qu’utilisent les botanistes pour identifier les essences d’arbres – est la seule du règne végétal à évoluer avec l’âge. Et leurs feuilles, si elles nous enivrent de leurs effluves, renferment une forte dose de toxines.
La soif brûle nos gorges mais il faut rationner : 1 litre au réveil, 3 pour la journée et 2 pour la soirée. Chaque apport d’énergie doit être mis au profit de notre progression : c’est la loi du désert.
Un camion chargé de tubes de forage rouillés apparaît dans un nuage de poussière : la piste doit être rouverte, et nous ne sommes plus seuls au monde ! Nous le laissons arriver jusqu’à nous. Son conducteur en descend. Chapeau de cuir usé par le temps, chemise à carreaux, jean et bottes en cuir retourné, le quinquagénaire a le visage couvert de poussière de latérite. “Bonjour. Tout va bien ? Vous ne vous ennuyez pas trop dans ce néant ? À 15 kilomètres, vous trouverez le lit d’une rivière asséchée. Il y a un forage avec de l’eau. Installez-vous là-bas pour la nuit. Je retourne à la ferme et reviens avant la tombée du jour. Vous aimez les fruits ?”
L’accent de notre interlocuteur est celui des hommes de l’outback. Nous comprenons alors que cet homme discret n’est autre que sir Williams, sur les terres duquel nous pédalons depuis deux jours. Son frère et lui possèdent une ferme vaste comme deux fois le Liban. Les Australiens ont un nom pour les exploitations de cette dimension : les stations.
Le lieu indiqué est un petit paradis. Un vieux moulin pompe l’eau du sous-sol à l’abri de majestueux acacias qui offrent l’ombre de leur couronne. Le sable piège les dernières langues d’eau de la rivière, qui revient ainsi à l’étiage. Sir Trevor Williams nous rejoint avec une glacière cabossée à la main : sodas frais, fruits, cookies maison. Nous avons à peine le temps de le remercier qu’il repart vers sa station de Nilpinna.
Lorsque revient le jour, je réalise un rêve d’enfant : prendre mon petit-déjeuner sur le sable d’une rivière asséchée en compagnie d’un cow-boy qui s’intéresse à ma monture d’acier. Sir Williams est à nouveau parmi nous, un genou posé au sol et l’autre plié pour soutenir son avant-bras. Son menton volontaire est surmonté d’une bouche fine, et ses yeux restent plissés pour se protéger du soleil. Sa chemise impeccablement repassée me fait penser que derrière ces hommes capables de dompter le désert, il y a des épouses solides. Sans elles, un homme ne tient pas dans pareil endroit. Ce soir, il rentrera de sa journée de labeur fourbu et poussiéreux ; une nouvelle fois, sa femme lavera ses affaires et lui servira un repas. Sans la douceur de ces épouses, les hommes de l’outback ne seraient pas. »
Kham – Sichuan (p. 119-121)
Taklamakan – Xinjiang (p. 175-177)
Extrait court
« S’élancer sur une piste de plusieurs centaines de kilomètres en sachant qu’aucune âme n’y circule émeut profondément. Pour ne pas éveiller la fureur des esprits des lieux, nous ne laissons derrière nous que les éphémères traces de nos roues dans la poussière. Aucun autre signe ne trahit notre passage. Nous franchissons à gué les rivières gonflées des dernières pluies. Il importe d’avancer et d’offrir au temps qui passe le défilé des kilomètres. C’est ce mouvement incessant vers l’avant qui tisse le fil fragile de notre aventure et maintient vivant l’espoir d’atteindre le prochain village, à trois jours de piste.
Les mouches cessent leur harcèlement avec le dernier rayon du disque solaire à l’horizon. La trêve ne dure que quelques minutes durant lesquelles il faut monter le campement, dépoussiérer notre peau salée à l’odeur de brûlé et collecter des buissons secs pour allumer un feu, notre allié pour tenir le siège contre les hordes de moustiques. Le ronronnement du réchaud s’arrête. Nous nous abandonnons au silence absolu. “J’ai l’impression d’assister à la première nuit du monde”, glisse Émilie qui regarde les escarbilles de notre feu virevolter vers la voûte étoilée. De là-haut, notre campement ne doit être qu’un minuscule îlot de lumière perdu dans un océan d’obscurité. J’aime cette image. Le soleil tape à en aplanir le désert. La ligne parfaite de confrontation entre le ciel et la terre donne le gabarit : ce qui dépasse finira écrasé, desséché, pilé et balayé par le vent. Même l’air, pris en tenaille entre la réverbération du sol surchauffé et les radiations du soleil se met à vibrer en d’étranges convulsions. Dans les canyons creusés par les rivières, quelques eucalyptus échappent à la dictature horizontale du désert. Leur silhouette est hésitante, haute et frêle, comme s’ils avaient grandi trop vite pour capter le moindre photon. C’est sous leur feuillage bleuté et parfumé que nous prenons quelques instants de répit pour observer, léthargiques, le jeu des volées d’oiseaux colorés. J’aime les eucalyptus. Ils savent désorienter celui qui les observe en préférant perdre leur écorce plutôt que leurs feuilles. Leur phyllotaxie – disposition des bourgeons sur leur rameau qu’utilisent les botanistes pour identifier les essences d’arbres – est la seule du règne végétal à évoluer avec l’âge. Et leurs feuilles, si elles nous enivrent de leurs effluves, renferment une forte dose de toxines.
La soif brûle nos gorges mais il faut rationner : 1 litre au réveil, 3 pour la journée et 2 pour la soirée. Chaque apport d’énergie doit être mis au profit de notre progression : c’est la loi du désert.
Un camion chargé de tubes de forage rouillés apparaît dans un nuage de poussière : la piste doit être rouverte, et nous ne sommes plus seuls au monde ! Nous le laissons arriver jusqu’à nous. Son conducteur en descend. Chapeau de cuir usé par le temps, chemise à carreaux, jean et bottes en cuir retourné, le quinquagénaire a le visage couvert de poussière de latérite. “Bonjour. Tout va bien ? Vous ne vous ennuyez pas trop dans ce néant ? À 15 kilomètres, vous trouverez le lit d’une rivière asséchée. Il y a un forage avec de l’eau. Installez-vous là-bas pour la nuit. Je retourne à la ferme et reviens avant la tombée du jour. Vous aimez les fruits ?”
L’accent de notre interlocuteur est celui des hommes de l’outback. Nous comprenons alors que cet homme discret n’est autre que sir Williams, sur les terres duquel nous pédalons depuis deux jours. Son frère et lui possèdent une ferme vaste comme deux fois le Liban. Les Australiens ont un nom pour les exploitations de cette dimension : les stations.
Le lieu indiqué est un petit paradis. Un vieux moulin pompe l’eau du sous-sol à l’abri de majestueux acacias qui offrent l’ombre de leur couronne. Le sable piège les dernières langues d’eau de la rivière, qui revient ainsi à l’étiage. Sir Trevor Williams nous rejoint avec une glacière cabossée à la main : sodas frais, fruits, cookies maison. Nous avons à peine le temps de le remercier qu’il repart vers sa station de Nilpinna.
Lorsque revient le jour, je réalise un rêve d’enfant : prendre mon petit-déjeuner sur le sable d’une rivière asséchée en compagnie d’un cow-boy qui s’intéresse à ma monture d’acier. Sir Williams est à nouveau parmi nous, un genou posé au sol et l’autre plié pour soutenir son avant-bras. Son menton volontaire est surmonté d’une bouche fine, et ses yeux restent plissés pour se protéger du soleil. Sa chemise impeccablement repassée me fait penser que derrière ces hommes capables de dompter le désert, il y a des épouses solides. Sans elles, un homme ne tient pas dans pareil endroit. Ce soir, il rentrera de sa journée de labeur fourbu et poussiéreux ; une nouvelle fois, sa femme lavera ses affaires et lui servira un repas. Sans la douceur de ces épouses, les hommes de l’outback ne seraient pas. »
(p. 56-58)
Kham – Sichuan (p. 119-121)
Taklamakan – Xinjiang (p. 175-177)
Extrait court