Un col initiatique :
« Et alors que nous ne l’attendions plus, nous l’apercevons enfin, le col de Tash-Rabat ! Il se dresse férocement devant nous. Malgré quelques nuages prisonniers des arêtes, il est bien visible. Nous avons réussi à l’atteindre, tout du moins sa base car un immense pierrier nous en sépare encore. Mais il est inenvisageable de rebrousser chemin : le ciel s’assombrit, la fenêtre météo se réduit et la tempête refermera bientôt ses griffes sur la montagne. Sans aucune protection, à presque 4 000 mètres d’altitude, la situation deviendrait dangereuse. Nous vérifions donc à nouveau la stabilité du bât, puis sans perdre une seconde nous y allons !
Le troupeau de chevaux s’arrêtant là, c’est au tour du chien d’ouvrir la voie d’un pas enjoué ; il est bien le seul à ne pas souffrir de l’altitude. Restant motivées, nous marchons devant nos chevaux et laissons Ti Bouchon fermer la marche en liberté pour ne pas entraîner Victor avec lui en cas de chute.
Engagées dans le pierrier, nous ne sortons pas de l’étroit sentier avec l’impression d’évoluer comme des funambules. Nous lui vouons une foi aveugle, sans autre choix que de croire farouchement qu’il mène au col. C’est rassurant car nous nous sentons minuscules et insignifiantes au milieu de cette masse minérale. Nous procédons par à-coups pour ne pas bloquer les chevaux dans leur élan : nous faisons des bonds pour gravir péniblement quelques mètres, puis nous nous arrêtons haletantes, peinant à remplir nos poumons. L’oxygène est rare. Nous repartons ensuite, sentant parfois le sol se dérober sous nos pieds et les pierres rouler en contrebas. Élise garde la tête basse, concentrée sur ses foulées, ignorant le danger. Elle oriente mon regard vers le haut ou le lointain et m’évite de céder au vertige.
Nous ignorons où nous parvenons à puiser les ressources nécessaires pour arracher encore quelques mètres. Nous viennent-elles de la force du binôme formé par deux sœurs, de l’envie de sortir de ce passage compliqué ou simplement de l’énergie qui se dégage de ce lieu magique ? Ou peut-être de la certitude qu’il n’y a pas de demi-tour possible.
Élise est impressionnante. Elle avance en faisant entièrement confiance à la piste choisie. Si elle a des doutes, elle ne les formule pas et économise ses forces. Nos chevaux aussi sont incroyables de calme. Ils ne paniquent pas lorsque le sol s’effondre, les faisant déraper sur plusieurs mètres ; ils poursuivent inlassablement leur ascension en posant précautionneusement leurs pieds sur les roches instables. Malgré leurs flancs qui palpitent sous l’effort, ils nous encouragent avec un coup de chanfrein quand la pente se fait vraiment raide. Même s’ils n’ont pas plus d’expérience que nous dans les longs voyages, ils maîtrisent au moins leur environnement. Notre vigueur est sans conteste décuplée par celle tranquille que dégagent nos animaux.
Brusquement, nos regards ne sont plus arrêtés par les pierres mais s’engouffrent dans la vallée de l’Ak-Say qui se déploie en contrebas. C’est le col, nous y sommes. Nous en revenons à peine. Nous avons réussi à venir à bout de ses 3 968 mètres, tous ensemble, et sans incident. Nous sommes épuisées mais avons au moins le privilège de nous “appuyer” au paysage pour souffler et nous remettre de nos émotions.
Et quelle vue bouleversante ! Couchées sur l’encolure de nos chevaux, nous nous imprégnons de la majesté du lieu. Les parois des sommets se parent de mille tons – rouge, ocre, brun – variant au gré des nuages qui continuent de virevolter et viennent même nous envelopper de leurs limbes insaisissables. Au loin, nous apercevons le lac Tchatyr-Köl, alimenté par les glaciers. Sa très faible profondeur, malgré des dimensions incroyables (23 kilomètres de long pour 10 de large), fait de lui une étape rêvée pour les oiseaux migrateurs. Nous sommes bien trop loin pour les discerner, mais toute cette eau nous attire.
À peine entamons-nous une danse de la joie pour célébrer notre victoire que des flocons de neige s’annoncent, vite suivis de grêlons. Notre rêverie est instantanément bousculée ; nous redescendons vite sur l’autre versant. À quelques minutes près, il aurait été impossible de trouver le passage, et nous ne préférons pas penser aux conditions d’une ascension dans la tempête? »
Frontières immuables (p. 67-68)
Plongée dans l’histoire kirghize (p. 156-158)
Extrait court
« Et alors que nous ne l’attendions plus, nous l’apercevons enfin, le col de Tash-Rabat ! Il se dresse férocement devant nous. Malgré quelques nuages prisonniers des arêtes, il est bien visible. Nous avons réussi à l’atteindre, tout du moins sa base car un immense pierrier nous en sépare encore. Mais il est inenvisageable de rebrousser chemin : le ciel s’assombrit, la fenêtre météo se réduit et la tempête refermera bientôt ses griffes sur la montagne. Sans aucune protection, à presque 4 000 mètres d’altitude, la situation deviendrait dangereuse. Nous vérifions donc à nouveau la stabilité du bât, puis sans perdre une seconde nous y allons !
Le troupeau de chevaux s’arrêtant là, c’est au tour du chien d’ouvrir la voie d’un pas enjoué ; il est bien le seul à ne pas souffrir de l’altitude. Restant motivées, nous marchons devant nos chevaux et laissons Ti Bouchon fermer la marche en liberté pour ne pas entraîner Victor avec lui en cas de chute.
Engagées dans le pierrier, nous ne sortons pas de l’étroit sentier avec l’impression d’évoluer comme des funambules. Nous lui vouons une foi aveugle, sans autre choix que de croire farouchement qu’il mène au col. C’est rassurant car nous nous sentons minuscules et insignifiantes au milieu de cette masse minérale. Nous procédons par à-coups pour ne pas bloquer les chevaux dans leur élan : nous faisons des bonds pour gravir péniblement quelques mètres, puis nous nous arrêtons haletantes, peinant à remplir nos poumons. L’oxygène est rare. Nous repartons ensuite, sentant parfois le sol se dérober sous nos pieds et les pierres rouler en contrebas. Élise garde la tête basse, concentrée sur ses foulées, ignorant le danger. Elle oriente mon regard vers le haut ou le lointain et m’évite de céder au vertige.
Nous ignorons où nous parvenons à puiser les ressources nécessaires pour arracher encore quelques mètres. Nous viennent-elles de la force du binôme formé par deux sœurs, de l’envie de sortir de ce passage compliqué ou simplement de l’énergie qui se dégage de ce lieu magique ? Ou peut-être de la certitude qu’il n’y a pas de demi-tour possible.
Élise est impressionnante. Elle avance en faisant entièrement confiance à la piste choisie. Si elle a des doutes, elle ne les formule pas et économise ses forces. Nos chevaux aussi sont incroyables de calme. Ils ne paniquent pas lorsque le sol s’effondre, les faisant déraper sur plusieurs mètres ; ils poursuivent inlassablement leur ascension en posant précautionneusement leurs pieds sur les roches instables. Malgré leurs flancs qui palpitent sous l’effort, ils nous encouragent avec un coup de chanfrein quand la pente se fait vraiment raide. Même s’ils n’ont pas plus d’expérience que nous dans les longs voyages, ils maîtrisent au moins leur environnement. Notre vigueur est sans conteste décuplée par celle tranquille que dégagent nos animaux.
Brusquement, nos regards ne sont plus arrêtés par les pierres mais s’engouffrent dans la vallée de l’Ak-Say qui se déploie en contrebas. C’est le col, nous y sommes. Nous en revenons à peine. Nous avons réussi à venir à bout de ses 3 968 mètres, tous ensemble, et sans incident. Nous sommes épuisées mais avons au moins le privilège de nous “appuyer” au paysage pour souffler et nous remettre de nos émotions.
Et quelle vue bouleversante ! Couchées sur l’encolure de nos chevaux, nous nous imprégnons de la majesté du lieu. Les parois des sommets se parent de mille tons – rouge, ocre, brun – variant au gré des nuages qui continuent de virevolter et viennent même nous envelopper de leurs limbes insaisissables. Au loin, nous apercevons le lac Tchatyr-Köl, alimenté par les glaciers. Sa très faible profondeur, malgré des dimensions incroyables (23 kilomètres de long pour 10 de large), fait de lui une étape rêvée pour les oiseaux migrateurs. Nous sommes bien trop loin pour les discerner, mais toute cette eau nous attire.
À peine entamons-nous une danse de la joie pour célébrer notre victoire que des flocons de neige s’annoncent, vite suivis de grêlons. Notre rêverie est instantanément bousculée ; nous redescendons vite sur l’autre versant. À quelques minutes près, il aurait été impossible de trouver le passage, et nous ne préférons pas penser aux conditions d’une ascension dans la tempête? »
(p. 49-51)
Frontières immuables (p. 67-68)
Plongée dans l’histoire kirghize (p. 156-158)
Extrait court