La mer, la nuit :
« Les nuits en mer sont magiques. L’obscurité altère les proportions, change les formes ; même l’ouïe vous joue des tours. Le pont est tantôt hanté par des esprits farceurs qui vous piègent, tantôt un lieu propice au dialogue avec l’infini des étoiles. Dès qu’on s’éloigne des lumières de la civilisation, le ciel apparaît comme nulle part ailleurs : dense, profond, scintillant de myriades d’étoiles, et l’on peut alors rester absorbé des heures dans sa contemplation.
Quand on longe une côte, les lumières artificielles habillent l’horizon : draperies roses chapeautant les villes, chapelets de lueurs signalant les villages, lucioles indiquant les maisons isolées. Et puis il y a les phares qui, par leur couleur ou le rythme des éclats qui leur sont propres, vous disent leur nom. Dans la nuit noire, le faisceau puissant d’un phare aide à trouver sa position plus sûrement que sa silhouette diurne, parfois guère visible dans le paysage, au point que certains préfèrent naviguer de nuit plutôt que de jour dans un estuaire ou un fjord balisé. La nuit, la côte vue du large ne dévoile que sa parure de lumières. Comme les oiseaux, comme les papillons nocturnes, on peut se sentir attiré par ces lueurs, témoins de la civilisation et espoir de repos dans un havre accueillant. Les nuits en mer sont si froides, il fait si noir, le sommeil est si difficile à chasser ! Et puis, à force de fouiller l’horizon à la recherche du signal des phares, on finit par voir des lumières partout. Des hallucinations. C’est alors qu’il faut se rappeler qu’on a désiré cette nuit, et qu’il suffit d’un café chaud pour que l’on s’y trouve bien. La lune se lèvera bientôt, pour couvrir la mer de reflets d’argent. Et puis l’aube montera de l’horizon, et cela vaudra le coup de regarder le lever du soleil.
Traditionnellement, la vie à bord s’organise autour de quarts de quatre heures que se partagent deux bordées, ce qui signifie que chacun doit travailler douze heures par jour. Quand on navigue à deux, on peut s’accorder sur différents rythmes. Entre Saint-Pierre-et-Miquelon et New York, nous essayions de tenir le plus longtemps possible dehors, bien qu’il gelât souvent. Le régulateur d’allure étant hors service, nous devions nous relayer à la barre, mais l’intérieur était si froid et humide qu’il nous fallait aussi du temps pour nous réchauffer et nous reposer. Nous restions parfois six heures dehors, et la seule chose qui nous faisait tenir longtemps était l’idée de profiter à tour de rôle d’un aussi long repos. En plein été dans le Sud, nous divisions la courte nuit en deux. Il nous fallait veiller attentivement aux icebergs. À minuit, nous préparions un repas léger qui réchauffait celui qui allait dormir le ventre plein, et qui donnait de l’énergie à l’autre.
Le navigateur solitaire s’accorde bien sûr à un rythme très différent. Dans les zones où le trafic des navires est intense, ou bien lorsque la mer se couvre d’icebergs, il dort très peu : la nuit par périodes de vingt minutes, plus une sieste l’après-midi, lorsque la visibilité est bonne. Ainsi à l’arrivée en Géorgie du Sud, ou dans le golfe de Gascogne au terme d’un tour du monde sans escale, j’ai veillé trois nuits consécutives. J’étais tellement enthousiaste à l’idée de l’arrivée que lutter contre le sommeil n’était pas trop difficile. Encore que je me souvienne de m’être tenu debout car mes yeux se fermaient dès que je m’asseyais. Pourtant, une fois à l’amarrage, le sommeil mettait plusieurs heures à vaincre la tension et l’excitation dues à l’arrivée. »
Otage de la tempête (p. 11-15)
Une ligne de vie (p. 53-56)
Extrait court
« Les nuits en mer sont magiques. L’obscurité altère les proportions, change les formes ; même l’ouïe vous joue des tours. Le pont est tantôt hanté par des esprits farceurs qui vous piègent, tantôt un lieu propice au dialogue avec l’infini des étoiles. Dès qu’on s’éloigne des lumières de la civilisation, le ciel apparaît comme nulle part ailleurs : dense, profond, scintillant de myriades d’étoiles, et l’on peut alors rester absorbé des heures dans sa contemplation.
Quand on longe une côte, les lumières artificielles habillent l’horizon : draperies roses chapeautant les villes, chapelets de lueurs signalant les villages, lucioles indiquant les maisons isolées. Et puis il y a les phares qui, par leur couleur ou le rythme des éclats qui leur sont propres, vous disent leur nom. Dans la nuit noire, le faisceau puissant d’un phare aide à trouver sa position plus sûrement que sa silhouette diurne, parfois guère visible dans le paysage, au point que certains préfèrent naviguer de nuit plutôt que de jour dans un estuaire ou un fjord balisé. La nuit, la côte vue du large ne dévoile que sa parure de lumières. Comme les oiseaux, comme les papillons nocturnes, on peut se sentir attiré par ces lueurs, témoins de la civilisation et espoir de repos dans un havre accueillant. Les nuits en mer sont si froides, il fait si noir, le sommeil est si difficile à chasser ! Et puis, à force de fouiller l’horizon à la recherche du signal des phares, on finit par voir des lumières partout. Des hallucinations. C’est alors qu’il faut se rappeler qu’on a désiré cette nuit, et qu’il suffit d’un café chaud pour que l’on s’y trouve bien. La lune se lèvera bientôt, pour couvrir la mer de reflets d’argent. Et puis l’aube montera de l’horizon, et cela vaudra le coup de regarder le lever du soleil.
Traditionnellement, la vie à bord s’organise autour de quarts de quatre heures que se partagent deux bordées, ce qui signifie que chacun doit travailler douze heures par jour. Quand on navigue à deux, on peut s’accorder sur différents rythmes. Entre Saint-Pierre-et-Miquelon et New York, nous essayions de tenir le plus longtemps possible dehors, bien qu’il gelât souvent. Le régulateur d’allure étant hors service, nous devions nous relayer à la barre, mais l’intérieur était si froid et humide qu’il nous fallait aussi du temps pour nous réchauffer et nous reposer. Nous restions parfois six heures dehors, et la seule chose qui nous faisait tenir longtemps était l’idée de profiter à tour de rôle d’un aussi long repos. En plein été dans le Sud, nous divisions la courte nuit en deux. Il nous fallait veiller attentivement aux icebergs. À minuit, nous préparions un repas léger qui réchauffait celui qui allait dormir le ventre plein, et qui donnait de l’énergie à l’autre.
Le navigateur solitaire s’accorde bien sûr à un rythme très différent. Dans les zones où le trafic des navires est intense, ou bien lorsque la mer se couvre d’icebergs, il dort très peu : la nuit par périodes de vingt minutes, plus une sieste l’après-midi, lorsque la visibilité est bonne. Ainsi à l’arrivée en Géorgie du Sud, ou dans le golfe de Gascogne au terme d’un tour du monde sans escale, j’ai veillé trois nuits consécutives. J’étais tellement enthousiaste à l’idée de l’arrivée que lutter contre le sommeil n’était pas trop difficile. Encore que je me souvienne de m’être tenu debout car mes yeux se fermaient dès que je m’asseyais. Pourtant, une fois à l’amarrage, le sommeil mettait plusieurs heures à vaincre la tension et l’excitation dues à l’arrivée. »
(p. 33-36)
Otage de la tempête (p. 11-15)
Une ligne de vie (p. 53-56)
Extrait court