Ni oisiveté ni utilité :
« Et le silence. Il vient parfaire la recette. Nos véhicules du jour muets, la nature hivernale chuchotant à peine, nous nous taisons aussi, c’est assez rare. C’est une politesse que nous devons aux lieux. Nous nous emplissons de ce silence ; je me souviens d’un terme qui avait marqué mes fugaces études de médecine : l’exsanguino-transfusion, consistant à remplacer une partie du sang d’un individu par celui d’un autre. Là, nous faisons de même avec le silence du dehors qui entre en nous par capillarité et remplace le vacarme intérieur. C’est aussi cela traverser les montagnes en ski, c’est attendre qu’elles nous traversent. Dans nos vies bruyantes, le silence est devenu suspect, il dit l’absence presque l’épouvante ; ici, c’est une présence, une recherche, un réconfort. Pour certains de nos camarades, museler la parole est un défi trop haut perché, eux les incurables bavards. S’ils résistent, il s’agit d’allonger le pas. Parfois, on ne sait pas trop pourquoi, ils l’emportent, et la sortie, du début à la fin, n’est qu’une incessante palabre ; on parle de la vie ou de quelque chose comme ça et c’est bien, la camaraderie est un de ces ciments qui fait tenir le monde.
Mais revenons au calme. Par tout cela, du rythme au silence, la magie opère. Notre corps moteur et notre corps penseur se distinguent, l’un tout à sa tâche d’avaler les montagnes, l’autre faisant valoir son droit au congé dans une indolence supposée. La distinction va au-delà ; notre psyché met en sommeil la partie d’elle qui pense et en éveil celle qui ressent. Nous ne savions pas être si finement câblés.
Un instant, l’on s’aperçoit n’avoir pensé à rien. On tente de se souvenir de la dernière fois, on ne sait plus. Ce n’est pas le vide mais une exquise vacuité, rien de mieux que le ski pour que l’esprit vagabonde. Où ailleurs qu’ici parvient-on, dans nos existences hystériques, à offrir de la place aux rêveries et à s’autoriser les riens ? Sans immédiatement se sentir coupable d’oisiveté ou d’inutilité. Sans doute partout où le silence résiste, des cabanes perdues aux bibliothèques. Là, skis aux pieds, nous y parvenons sans refuser le mouvement. Un vent de spiritualité païenne souffle sous le bonnet fumant. Un matin lumineux où nous allions au col de Seigne depuis l’Italie, une approche longue, linéaire et volontiers muette, sans que je le devine, mes joyeux compagnons s’étaient arrêtés derrière moi. Ils savaient que j’étais parti dans d’autres sphères où ils étaient moins considérés. »
Déployer la carte (p. 21-23)
Un massif de prédilection (p. 27-29)
Extrait court
« Et le silence. Il vient parfaire la recette. Nos véhicules du jour muets, la nature hivernale chuchotant à peine, nous nous taisons aussi, c’est assez rare. C’est une politesse que nous devons aux lieux. Nous nous emplissons de ce silence ; je me souviens d’un terme qui avait marqué mes fugaces études de médecine : l’exsanguino-transfusion, consistant à remplacer une partie du sang d’un individu par celui d’un autre. Là, nous faisons de même avec le silence du dehors qui entre en nous par capillarité et remplace le vacarme intérieur. C’est aussi cela traverser les montagnes en ski, c’est attendre qu’elles nous traversent. Dans nos vies bruyantes, le silence est devenu suspect, il dit l’absence presque l’épouvante ; ici, c’est une présence, une recherche, un réconfort. Pour certains de nos camarades, museler la parole est un défi trop haut perché, eux les incurables bavards. S’ils résistent, il s’agit d’allonger le pas. Parfois, on ne sait pas trop pourquoi, ils l’emportent, et la sortie, du début à la fin, n’est qu’une incessante palabre ; on parle de la vie ou de quelque chose comme ça et c’est bien, la camaraderie est un de ces ciments qui fait tenir le monde.
Mais revenons au calme. Par tout cela, du rythme au silence, la magie opère. Notre corps moteur et notre corps penseur se distinguent, l’un tout à sa tâche d’avaler les montagnes, l’autre faisant valoir son droit au congé dans une indolence supposée. La distinction va au-delà ; notre psyché met en sommeil la partie d’elle qui pense et en éveil celle qui ressent. Nous ne savions pas être si finement câblés.
Un instant, l’on s’aperçoit n’avoir pensé à rien. On tente de se souvenir de la dernière fois, on ne sait plus. Ce n’est pas le vide mais une exquise vacuité, rien de mieux que le ski pour que l’esprit vagabonde. Où ailleurs qu’ici parvient-on, dans nos existences hystériques, à offrir de la place aux rêveries et à s’autoriser les riens ? Sans immédiatement se sentir coupable d’oisiveté ou d’inutilité. Sans doute partout où le silence résiste, des cabanes perdues aux bibliothèques. Là, skis aux pieds, nous y parvenons sans refuser le mouvement. Un vent de spiritualité païenne souffle sous le bonnet fumant. Un matin lumineux où nous allions au col de Seigne depuis l’Italie, une approche longue, linéaire et volontiers muette, sans que je le devine, mes joyeux compagnons s’étaient arrêtés derrière moi. Ils savaient que j’étais parti dans d’autres sphères où ils étaient moins considérés. »
(p. 45-47)
Déployer la carte (p. 21-23)
Un massif de prédilection (p. 27-29)
Extrait court