Un massif de prédilection :
« Le Beaufortain est un massif que je fréquente avec une assiduité convaincue. Sans prétention, car cette persévérance dit l’ignorance d’ailleurs, je connais de ce massif pratiquement chaque face, chaque couloir. Éprouver à ce point un territoire offre l’efficience ; il est simple, rapide de savoir où skier selon les conditions, on se trompe peu. Mais parcourir les montagnes vaut mieux que l’ambition d’y être efficace. On connaît d’autres pièges à cette répétition dont la croyance en ses habitudes, orgueil sournois qui avec les jeux de la neige peut jusqu’à tuer. En ski comme en amour, la fidélité sans remise en question est une monnaie sans gages. Il est une peine plus vivante encore, liée à cette constance : la carte ign du Beaufortain est celle que je déplie le moins. Je sais sans elle, je la prête beaucoup. Sinon, elle est là, dans sa boîte, de longs mois ; c’est une offense aux inventions qu’offrent les cartes, ces objets de fantasmes. J’ai encore en moi le souvenir, précis, organique du tracé imaginaire qui allait m’emmener pour la première fois depuis le Chornaix à l’arête ouest du Grand Mont, cette course emblématique du ski de montagne. J’avais déplié la carte avec soin sur le plancher de mon vieux van, je la parcourais de l’index, je tentais de lire un peu l’avenir, j’étais déjà sur le fil, le massif de Comborsier à droite, le Dard dans mon dos. J’étais un peu là-bas mais je ne souhaitais pas y être déjà. Car on le sait, en un seul pas, la corbeille à désirs se vide et remplit celle des souvenirs. J’en avais rêvé la nuit, de cette arête inconnue. Le lendemain, le voyage avait sensiblement collé à celui imaginé, juste ce qu’il fallait d’approximations et ce passage à l’acte m’avait réjoui. Comme si j’étais attendu. Par instants, je ne savais plus si mes skis traçaient la neige froide ou le grain fin du papier. Aujourd’hui, je parcours cette arête sans carte. Les émotions ne s’y sont pas rétrécies car à chaque fois je m’y rends dans une intimité différente et la montagne m’offre elle aussi ses humeurs ; je ne cours même pas après le désir de revivre le choc originel, ce goût de la première fois, donjuanisme qui pour certains alpinistes serait ce qui nous pousse à retourner sans cesse en montagne. C’est peine perdue et quand bien même, à quoi bon revivre ? Non, je retourne sur cette arête sans me lasser, plaisirs successifs et divers dont celui d’emmener d’autres premières fois mais j’ai perdu quelque chose pour toujours : le recours à la carte. Ne plus dialoguer avec elle, ne plus la loger dans le sac, c’est se priver d’une volupté des jeux du grand air. Le skieur de montagne ne court pas après les terrains connus, il est un incurable néophile. »
Déployer la carte (p. 21-23)
Ni oisiveté ni utilité (p. 45-47)
Extrait court
« Le Beaufortain est un massif que je fréquente avec une assiduité convaincue. Sans prétention, car cette persévérance dit l’ignorance d’ailleurs, je connais de ce massif pratiquement chaque face, chaque couloir. Éprouver à ce point un territoire offre l’efficience ; il est simple, rapide de savoir où skier selon les conditions, on se trompe peu. Mais parcourir les montagnes vaut mieux que l’ambition d’y être efficace. On connaît d’autres pièges à cette répétition dont la croyance en ses habitudes, orgueil sournois qui avec les jeux de la neige peut jusqu’à tuer. En ski comme en amour, la fidélité sans remise en question est une monnaie sans gages. Il est une peine plus vivante encore, liée à cette constance : la carte ign du Beaufortain est celle que je déplie le moins. Je sais sans elle, je la prête beaucoup. Sinon, elle est là, dans sa boîte, de longs mois ; c’est une offense aux inventions qu’offrent les cartes, ces objets de fantasmes. J’ai encore en moi le souvenir, précis, organique du tracé imaginaire qui allait m’emmener pour la première fois depuis le Chornaix à l’arête ouest du Grand Mont, cette course emblématique du ski de montagne. J’avais déplié la carte avec soin sur le plancher de mon vieux van, je la parcourais de l’index, je tentais de lire un peu l’avenir, j’étais déjà sur le fil, le massif de Comborsier à droite, le Dard dans mon dos. J’étais un peu là-bas mais je ne souhaitais pas y être déjà. Car on le sait, en un seul pas, la corbeille à désirs se vide et remplit celle des souvenirs. J’en avais rêvé la nuit, de cette arête inconnue. Le lendemain, le voyage avait sensiblement collé à celui imaginé, juste ce qu’il fallait d’approximations et ce passage à l’acte m’avait réjoui. Comme si j’étais attendu. Par instants, je ne savais plus si mes skis traçaient la neige froide ou le grain fin du papier. Aujourd’hui, je parcours cette arête sans carte. Les émotions ne s’y sont pas rétrécies car à chaque fois je m’y rends dans une intimité différente et la montagne m’offre elle aussi ses humeurs ; je ne cours même pas après le désir de revivre le choc originel, ce goût de la première fois, donjuanisme qui pour certains alpinistes serait ce qui nous pousse à retourner sans cesse en montagne. C’est peine perdue et quand bien même, à quoi bon revivre ? Non, je retourne sur cette arête sans me lasser, plaisirs successifs et divers dont celui d’emmener d’autres premières fois mais j’ai perdu quelque chose pour toujours : le recours à la carte. Ne plus dialoguer avec elle, ne plus la loger dans le sac, c’est se priver d’une volupté des jeux du grand air. Le skieur de montagne ne court pas après les terrains connus, il est un incurable néophile. »
(p. 27-29)
Déployer la carte (p. 21-23)
Ni oisiveté ni utilité (p. 45-47)
Extrait court