Il n’y a pas d’âge pour le tango :
« Ce soir, pour notre première danse, je n’ai eu le temps de rien ; dansé comme un pied, la glotte au bord du gouffre, les orteils en apnée, le souffle raide, la gorge serrée. Des figures, des figures, aucune pause. Qui peut me dire ce qu’il y a eu comme musique ? Seule chose dont je me souvienne, c’est que c’était un tango, pas une milonga ni une valse. Quand la musique s’est arrêtée, je me suis arrêté aussi. La fin, c’est la seule chose que j’aie comprise. Je m’apprêtais à respirer un peu et à proférer les balivernes coutumières qui s’échangent entre deux tangos quand elle m’a dit merci. Et s’est retirée aussi vivement qu’elle l’avait dit. Je me suis retrouvé seul au beau milieu de la piste, l’air idiot, comme lorsque, dans un cocktail, vous piétinez, un verre à la main, à la recherche d’une personne à qui parler. La musique a repris, les autres se sont mis à danser autour de moi. Ce fut un choc sur le coup, puis une occasion de réfléchir à l’épaisseur qui traverse quelques minutes de danse avec une partenaire inconnue. Des rapports de séduction, mais aussi des rapports de force ; l’harmonie, mais aussi la mésentente et la discordance, soit l’étalonnage inégal des attentes, des investissements et des désirs. En cela, le tango dansé est un laboratoire où le couple, placé dans l’éprouvette du bal, expérimente les scansions houleuses ou tranquilles de la cohabitation intime.
Les lumières se rallument. L’air de rien, chacun cherche ses chaussures de ville. Le temps des étreintes est terminé. Une voix hors champ murmure : “It’s over.” Mais la prochaine piste de bal est déjà dans toutes les têtes. Le tango est un vieux machin qui supporte les épreuves du temps. Ce n’est pas l’âge, ni la vieillesse, qui enrayera l’envie. Je me rappelle ces couples à La Galeria del tango. Proches du siècle, ils allaient presque titubant, se raccrochant l’un à l’autre, traînant dans de lentes circonvolutions. Les plaisirs, les virtuosités et les jouissances de la danse s’éparpillent dans mille directions. Mais de vinyles en mp3, il en est une qui creuse son sillon, indifférente aux cycles, aux modes et aux saisons. La danse tango ne connaît pas de limite d’âge et le tango ignore les rides, pourvu que les jeunes continuent à danser comme des jeunes, irrespectueux des codes et de son grand âge. »
Une jouissance et une intimité plus fortes que dans l’amour (p. 14-17)
Plus compliqué qu’il n’y paraît (p. 74-77)
Extrait court
« Ce soir, pour notre première danse, je n’ai eu le temps de rien ; dansé comme un pied, la glotte au bord du gouffre, les orteils en apnée, le souffle raide, la gorge serrée. Des figures, des figures, aucune pause. Qui peut me dire ce qu’il y a eu comme musique ? Seule chose dont je me souvienne, c’est que c’était un tango, pas une milonga ni une valse. Quand la musique s’est arrêtée, je me suis arrêté aussi. La fin, c’est la seule chose que j’aie comprise. Je m’apprêtais à respirer un peu et à proférer les balivernes coutumières qui s’échangent entre deux tangos quand elle m’a dit merci. Et s’est retirée aussi vivement qu’elle l’avait dit. Je me suis retrouvé seul au beau milieu de la piste, l’air idiot, comme lorsque, dans un cocktail, vous piétinez, un verre à la main, à la recherche d’une personne à qui parler. La musique a repris, les autres se sont mis à danser autour de moi. Ce fut un choc sur le coup, puis une occasion de réfléchir à l’épaisseur qui traverse quelques minutes de danse avec une partenaire inconnue. Des rapports de séduction, mais aussi des rapports de force ; l’harmonie, mais aussi la mésentente et la discordance, soit l’étalonnage inégal des attentes, des investissements et des désirs. En cela, le tango dansé est un laboratoire où le couple, placé dans l’éprouvette du bal, expérimente les scansions houleuses ou tranquilles de la cohabitation intime.
Les lumières se rallument. L’air de rien, chacun cherche ses chaussures de ville. Le temps des étreintes est terminé. Une voix hors champ murmure : “It’s over.” Mais la prochaine piste de bal est déjà dans toutes les têtes. Le tango est un vieux machin qui supporte les épreuves du temps. Ce n’est pas l’âge, ni la vieillesse, qui enrayera l’envie. Je me rappelle ces couples à La Galeria del tango. Proches du siècle, ils allaient presque titubant, se raccrochant l’un à l’autre, traînant dans de lentes circonvolutions. Les plaisirs, les virtuosités et les jouissances de la danse s’éparpillent dans mille directions. Mais de vinyles en mp3, il en est une qui creuse son sillon, indifférente aux cycles, aux modes et aux saisons. La danse tango ne connaît pas de limite d’âge et le tango ignore les rides, pourvu que les jeunes continuent à danser comme des jeunes, irrespectueux des codes et de son grand âge. »
(p. 87-89)
Une jouissance et une intimité plus fortes que dans l’amour (p. 14-17)
Plus compliqué qu’il n’y paraît (p. 74-77)
Extrait court