Plus compliqué qu’il n’y paraît :
« Danser. Rien de plus simple en apparence, mais cette évidence recèle bien des complications. Danser au bal à Buenos Aires ne va pas plus de soi. Lorsqu’elle vient à se répéter, l’attente se transforme en angoisse. Résistant aux trous d’air, aux alizés et au décalage horaire, cette angoisse traverse sans peine l’Atlantique. Les danseuses la transportent avec elles à Buenos Aires, soigneusement rangée au côté des escarpins, du rouge à lèvres et du guide des milongas. Il convient néanmoins de réussir son voyage, car celui-ci est exclusivement organisé autour de la pratique de la danse. Elle est au centre et, conformément à son statut, c’est autour d’elle que gravitent les enjeux du pèlerinage à la Mecque du tango. Il ne faut pas “se louper”. Rien de comparable à une randonnée pédestre dans le Hoggar où il s’agit avant tout de gérer sa monture, de bien l’hydrater, de soigner les ampoules aux pieds et de veiller à ceux-ci en choisissant de bonnes chaussures. Dans le bal, il faut compter avec soi bien sûr (haleine fraîche, chemise propre, pantalon bien taillé, décolleté idoine), mais aussi avec l’autre qui, pour un temps, se proposera comme partenaire de danse. Impossible, comme sur un sentier poussiéreux, de pester contre l’inclinaison de la pente, la rocaille qui s’amuse sous les semelles et le soleil brûlant ; l’autre est ce qu’il est et ne vous garantit rien de spécifique.
Sillonner Buenos Aires la nuit de milonga en milonga demeure un moyen extraordinaire de vivre des vacances, en les structurant de telle façon que les pèlerins terminent leur séjour sur les rotules, ivres de danse, d’émotions et de bonheur. La profusion de bals chaque soir dans des lieux à l’ambiance et au public différents est un moyen assez simple d’organiser son temps. La répartition “normale” du jour et de la nuit s’en trouve bouleversée. Coucher matutinal entre 5 et 8, lever dans l’après-midi, petit-déjeuner en lieu et place du dîner, préparatifs et rebelote. Dans les interstices, le tanguero glisse les affaires courantes du tango : achat de chaussures, de vêtements et de disques liés à sa passion de la danse. Quelques amourettes provoquent parfois certains contretemps, mais on sait que même ivre de fatigue, essayer une paire d’escarpins procure moins de stress qu’un entretien d’embauche. Les pieds peuvent néanmoins être un peu enflés.
Être debout, dans les bras de l’autre sexe, participe du sentiment d’exister. Une rupture charnelle avec la solitude et le repli sur soi. Un soi fatigué d’être ce qu’il est, hanté par la peur et l’angoisse d’être seul. Être reconnu par le regard de l’autre, se lever et danser, il n’y a plus qu’à faire le tour de la piste, c’est une géographie très balisée, toujours identique, une pérégrination tranquille, un cheminement attendu. Aucune raison de se perdre. Tout est possible dans ce cadre ou rien d’autre n’est possible ; voici venir les possibles de la danse : l’oubli de soi, la sensualité réveillée, la fusion brève mais intense, le transport non pas amoureux mais d’une projection amoureuse. Confort du fantasme et de lui seul : rien à gérer, ni le calendrier, ni le tempo, ni les enchaînements, ni le verbe, ni l’après. Avec de petits moyens, ceux mobilisés par mon propre corps qui prend plaisir à danser en musique, me voici plongé dans une parenthèse de “vraie vie” au sein d’une vie morne et triste.
Comme le nez au milieu de la figure, la sensualité hétérosexuelle est là, surcodée, brouillant tous les autres repères, installée dans une omniprésence tranquille. Mais au-delà de cet aspect que l’on retrouve partout ailleurs dans le bal tango, le touriste éprouve loin de chez lui le plaisir social d’être intégré à un groupe, structuré par ses codes, ses savoir-faire et ses savoir-être. Après l’attrait du rivage, des paysages et du sexe, l’attrait pour une sociabilité corporelle hétérosexuelle nourrit un mode de relation à l’ailleurs qui compose une nouvelle forme de tourisme. Fondée sur la formation spontanée d’un réseau cosmopolite, où se trouve célébrée la valorisation de soi par l’autre à travers la mise en œuvre d’un savoir-faire exclusif, la milonga est devenue un nouveau rivage. »
Une jouissance et une intimité plus fortes que dans l’amour (p. 14-17)
Il n’y a pas d’âge pour le tango (p. 87-89)
Extrait court
« Danser. Rien de plus simple en apparence, mais cette évidence recèle bien des complications. Danser au bal à Buenos Aires ne va pas plus de soi. Lorsqu’elle vient à se répéter, l’attente se transforme en angoisse. Résistant aux trous d’air, aux alizés et au décalage horaire, cette angoisse traverse sans peine l’Atlantique. Les danseuses la transportent avec elles à Buenos Aires, soigneusement rangée au côté des escarpins, du rouge à lèvres et du guide des milongas. Il convient néanmoins de réussir son voyage, car celui-ci est exclusivement organisé autour de la pratique de la danse. Elle est au centre et, conformément à son statut, c’est autour d’elle que gravitent les enjeux du pèlerinage à la Mecque du tango. Il ne faut pas “se louper”. Rien de comparable à une randonnée pédestre dans le Hoggar où il s’agit avant tout de gérer sa monture, de bien l’hydrater, de soigner les ampoules aux pieds et de veiller à ceux-ci en choisissant de bonnes chaussures. Dans le bal, il faut compter avec soi bien sûr (haleine fraîche, chemise propre, pantalon bien taillé, décolleté idoine), mais aussi avec l’autre qui, pour un temps, se proposera comme partenaire de danse. Impossible, comme sur un sentier poussiéreux, de pester contre l’inclinaison de la pente, la rocaille qui s’amuse sous les semelles et le soleil brûlant ; l’autre est ce qu’il est et ne vous garantit rien de spécifique.
Sillonner Buenos Aires la nuit de milonga en milonga demeure un moyen extraordinaire de vivre des vacances, en les structurant de telle façon que les pèlerins terminent leur séjour sur les rotules, ivres de danse, d’émotions et de bonheur. La profusion de bals chaque soir dans des lieux à l’ambiance et au public différents est un moyen assez simple d’organiser son temps. La répartition “normale” du jour et de la nuit s’en trouve bouleversée. Coucher matutinal entre 5 et 8, lever dans l’après-midi, petit-déjeuner en lieu et place du dîner, préparatifs et rebelote. Dans les interstices, le tanguero glisse les affaires courantes du tango : achat de chaussures, de vêtements et de disques liés à sa passion de la danse. Quelques amourettes provoquent parfois certains contretemps, mais on sait que même ivre de fatigue, essayer une paire d’escarpins procure moins de stress qu’un entretien d’embauche. Les pieds peuvent néanmoins être un peu enflés.
Être debout, dans les bras de l’autre sexe, participe du sentiment d’exister. Une rupture charnelle avec la solitude et le repli sur soi. Un soi fatigué d’être ce qu’il est, hanté par la peur et l’angoisse d’être seul. Être reconnu par le regard de l’autre, se lever et danser, il n’y a plus qu’à faire le tour de la piste, c’est une géographie très balisée, toujours identique, une pérégrination tranquille, un cheminement attendu. Aucune raison de se perdre. Tout est possible dans ce cadre ou rien d’autre n’est possible ; voici venir les possibles de la danse : l’oubli de soi, la sensualité réveillée, la fusion brève mais intense, le transport non pas amoureux mais d’une projection amoureuse. Confort du fantasme et de lui seul : rien à gérer, ni le calendrier, ni le tempo, ni les enchaînements, ni le verbe, ni l’après. Avec de petits moyens, ceux mobilisés par mon propre corps qui prend plaisir à danser en musique, me voici plongé dans une parenthèse de “vraie vie” au sein d’une vie morne et triste.
Comme le nez au milieu de la figure, la sensualité hétérosexuelle est là, surcodée, brouillant tous les autres repères, installée dans une omniprésence tranquille. Mais au-delà de cet aspect que l’on retrouve partout ailleurs dans le bal tango, le touriste éprouve loin de chez lui le plaisir social d’être intégré à un groupe, structuré par ses codes, ses savoir-faire et ses savoir-être. Après l’attrait du rivage, des paysages et du sexe, l’attrait pour une sociabilité corporelle hétérosexuelle nourrit un mode de relation à l’ailleurs qui compose une nouvelle forme de tourisme. Fondée sur la formation spontanée d’un réseau cosmopolite, où se trouve célébrée la valorisation de soi par l’autre à travers la mise en œuvre d’un savoir-faire exclusif, la milonga est devenue un nouveau rivage. »
(p. 74-77)
Une jouissance et une intimité plus fortes que dans l’amour (p. 14-17)
Il n’y a pas d’âge pour le tango (p. 87-89)
Extrait court