Une jouissance et une intimité plus fortes que dans l’amour :
« Cette danseuse se balance fort, ça joue énormément du pubis au nombril, et la souplesse de ses jambes se diffuse jusqu’aux bras, légers et ténus, dans une tendresse suspendue. À travers une fioriture que je ne vois pas, elle me donne à sentir ces souplesses articulées et la façon dont elle y laisse l’énergie circuler. Cette sensation la traverse pour m’arriver en empruntant les trois points de contact qui nous permettent de rester connectés. Trois points qui relèvent d’une codification propre au système des danses de couple, que Marcel Mauss a joliment qualifiées de “danses enlacées”.
Cette relation au poids qui verse dans le corps – comme jadis les calèches versaient dans le fossé – est source d’une grande jouissance : j’entre dans l’intimité très secrète de l’autre, et elle me parle de ce qui ne se dit nulle part ailleurs. Même dans l’amour. Dans cette marche, presque tout le corps s’est placé en état de détente pour recevoir deux sollicitations extérieures qui prennent le pas sur les autres : le corps du partenaire et la musique. C’est un tout autre versant que celui du corps amoureux, mais qui en constitue comme le prolongement et non l’avant-scène, car ce qui est donné ici relève d’une organisation spécifique au corps-à-corps où la notion de prélude semble bien trop réductrice. Cette langue très particulière est colorée par le désir de l’autre et par le mien. Comme les vagues qui s’entrechoquent en flux et reflux, sa lecture et sa nature sont protéiformes. L’envie d’être là, la disponibilité, l’écoute, le désir de ces bras, le goût de cet orchestre? tournoient et s’inscrivent en volutes épaisses dans l’assise du corps. Ce n’est pas tant l’émoi sexuel que je cherche que le partage et la circulation d’un désir commun d’être ensemble, de savourer cette relation – tantôt alanguie, tantôt tonique – qui monte entre elle et moi. Une fois le climat de confiance installé, les propositions fusent et circulent de l’un à l’autre. Un bouillonnement parfois s’instaure, reléguant à l’arrière-plan les données usuelles de la rationalité, l’estimation tangible de la réalité, l’appréciation raisonnée de la situation. Comme dans une conversation, les arguments s’affinent, mais il n’est pas moins ici question de produire du sens que de se laisser aller à jouer du corps de l’autre. Dans ce dialogue léger et imprévisible, l’émoi sexuel apparaît davantage comme une pesanteur univoque qui obscurcit les possibilités d’échange. Le chemin importe plus que le but. Si le premier tango nous permet d’entrer dans un état de danse, on sait que nous aurons envie d’en danser plus que trois, le quota de la politesse convenue d’une tanda. Cet échange ne demande qu’à proliférer et à résonner dans la membrane caverneuse des recoins du corps qu’il est rarement donné d’entendre.
Une cohérence minimale avec la posture des partenaires, où les hommes se doivent de “prendre une femme dans leurs bras”, conduit à accorder une place de choix à la poitrine, au buste, au torse. D’autant que la petite mythologie du tango n’est pas en reste pour nous souffler de quoi nous devons jouir. L’enlacement représente un sésame magique vers la jouissance sensuelle et licite que le tango autorise le temps de quelques danses. Mais ce terme paraît trop savant aux yeux des danseurs de tango. Dans leurs propos, les mots français sont souvent remplacés par des expressions argentines, histoire de rappeler que vous évoluez sur les vastes territoires d’une expression “authentique” provenant des rivages du Rio de la Plata, et non sur les terres étriquées des sociabilités du musette. »
Plus compliqué qu’il n’y paraît (p. 74-77)
Il n’y a pas d’âge pour le tango (p. 87-89)
Extrait court
« Cette danseuse se balance fort, ça joue énormément du pubis au nombril, et la souplesse de ses jambes se diffuse jusqu’aux bras, légers et ténus, dans une tendresse suspendue. À travers une fioriture que je ne vois pas, elle me donne à sentir ces souplesses articulées et la façon dont elle y laisse l’énergie circuler. Cette sensation la traverse pour m’arriver en empruntant les trois points de contact qui nous permettent de rester connectés. Trois points qui relèvent d’une codification propre au système des danses de couple, que Marcel Mauss a joliment qualifiées de “danses enlacées”.
Cette relation au poids qui verse dans le corps – comme jadis les calèches versaient dans le fossé – est source d’une grande jouissance : j’entre dans l’intimité très secrète de l’autre, et elle me parle de ce qui ne se dit nulle part ailleurs. Même dans l’amour. Dans cette marche, presque tout le corps s’est placé en état de détente pour recevoir deux sollicitations extérieures qui prennent le pas sur les autres : le corps du partenaire et la musique. C’est un tout autre versant que celui du corps amoureux, mais qui en constitue comme le prolongement et non l’avant-scène, car ce qui est donné ici relève d’une organisation spécifique au corps-à-corps où la notion de prélude semble bien trop réductrice. Cette langue très particulière est colorée par le désir de l’autre et par le mien. Comme les vagues qui s’entrechoquent en flux et reflux, sa lecture et sa nature sont protéiformes. L’envie d’être là, la disponibilité, l’écoute, le désir de ces bras, le goût de cet orchestre? tournoient et s’inscrivent en volutes épaisses dans l’assise du corps. Ce n’est pas tant l’émoi sexuel que je cherche que le partage et la circulation d’un désir commun d’être ensemble, de savourer cette relation – tantôt alanguie, tantôt tonique – qui monte entre elle et moi. Une fois le climat de confiance installé, les propositions fusent et circulent de l’un à l’autre. Un bouillonnement parfois s’instaure, reléguant à l’arrière-plan les données usuelles de la rationalité, l’estimation tangible de la réalité, l’appréciation raisonnée de la situation. Comme dans une conversation, les arguments s’affinent, mais il n’est pas moins ici question de produire du sens que de se laisser aller à jouer du corps de l’autre. Dans ce dialogue léger et imprévisible, l’émoi sexuel apparaît davantage comme une pesanteur univoque qui obscurcit les possibilités d’échange. Le chemin importe plus que le but. Si le premier tango nous permet d’entrer dans un état de danse, on sait que nous aurons envie d’en danser plus que trois, le quota de la politesse convenue d’une tanda. Cet échange ne demande qu’à proliférer et à résonner dans la membrane caverneuse des recoins du corps qu’il est rarement donné d’entendre.
Une cohérence minimale avec la posture des partenaires, où les hommes se doivent de “prendre une femme dans leurs bras”, conduit à accorder une place de choix à la poitrine, au buste, au torse. D’autant que la petite mythologie du tango n’est pas en reste pour nous souffler de quoi nous devons jouir. L’enlacement représente un sésame magique vers la jouissance sensuelle et licite que le tango autorise le temps de quelques danses. Mais ce terme paraît trop savant aux yeux des danseurs de tango. Dans leurs propos, les mots français sont souvent remplacés par des expressions argentines, histoire de rappeler que vous évoluez sur les vastes territoires d’une expression “authentique” provenant des rivages du Rio de la Plata, et non sur les terres étriquées des sociabilités du musette. »
(p. 14-17)
Plus compliqué qu’il n’y paraît (p. 74-77)
Il n’y a pas d’âge pour le tango (p. 87-89)
Extrait court