Complicité :
« Le voyage vaut immersion temporaire dans les deux environnements extérieur et intérieur du train. Dans ce dernier espace viennent se jouer de petits drames, des parcours et des histoires se côtoient, d’autres se nouent, dessinant une modeste dramaturgie de l’instant. De ce point de vue, la voiture de chemin de fer a pris le relais du coche ou de la diligence : même partage de l’intimité (certes, le XVIIe siècle ignorait le charme du téléphone mobile?), même réunion d’individualités qui cohabitent en plus ou moins bonne intelligence et même fraternité en cas d’imprévu. Durant quelques heures, la parole a circulé, des moments de tension ou de relâchement ont été vécus, et l’esquisse d’une véritable relation humaine a même pu sembler être ébauchée.
La fréquentation d’un espace clos vaut, pour un moment, suspension des oppositions, arasement des clivages sociaux ou politiques, déploiement d’une courtoisie ostensible, voire d’une certaine solidarité : les vociférations d’un enfant mal élevé ou les décibels vrombissant hors des écouteurs d’un baladeur réglé sur le volume le plus élevé, qui ne pratiquent aucune discrimination sonore à l’intérieur de la voiture, ont pour conséquence immédiate l’union sacrée de tous ses occupants. Le temps d’un voyage, il semble donc envisageable de croire en la bonté du genre humain. Un retard dramatique pour un appelé du contingent peut mobiliser toute la sollicitude d’un compartiment en cas d’arrêt prolongé (que soit ici remercié ce voyageur altruiste, vétérinaire de son état, qui m’a épargné d’humiliants jours d’arrêt en effectuant un détour de 50 kilomètres pour me conduire en pleine nuit au camp de Coëtquidan). Une version latine aux arcanes impénétrables peut miraculeusement lever ses voiles grâce à la disponibilité d’un professeur d’université fraîchement retraité parti rendre visite à ses petits-enfants dans la capitale?
J’ai vu naître sur un trajet Nice /Paris, à l’époque du train corail, une idylle entre deux jouvenceaux de 20 ans. Plongés l’un et l’autre dans leur magazine respectif au départ de Nice, ils partageaient leurs sandwichs à Valence, fumaient une cigarette à Dijon et se donnaient la main sur le quai de la gare de Lyon. Dans un autre ordre d’idée, j’ai assisté en direct, entre Paris et Bruxelles, au recrutement d’un comptable au chômage par ses deux voisins de compartiment ; ces commerciaux, qui se désespéraient de ne trouver aucun personnel qualifié du côté d’Aulnoye, furent pris au mot par leur compagnon de voyage, et la fin du parcours se déroula sur fond de C.V. et de considérations pécuniaires. J’ai aussi bénéficié des clameurs de parties de cartes endiablées, monopolisant la moitié d’un wagon fumeur, entre des passagers qui, ne s’étant guère gratifiés que d’un regard froid au départ du train, partageaient quelques heures plus tard saucisson, bière et Gauloises. »
Le rapport au temps (p. 25-27)
Un flot d’images (p. 37-40)
Extrait court
« Le voyage vaut immersion temporaire dans les deux environnements extérieur et intérieur du train. Dans ce dernier espace viennent se jouer de petits drames, des parcours et des histoires se côtoient, d’autres se nouent, dessinant une modeste dramaturgie de l’instant. De ce point de vue, la voiture de chemin de fer a pris le relais du coche ou de la diligence : même partage de l’intimité (certes, le XVIIe siècle ignorait le charme du téléphone mobile?), même réunion d’individualités qui cohabitent en plus ou moins bonne intelligence et même fraternité en cas d’imprévu. Durant quelques heures, la parole a circulé, des moments de tension ou de relâchement ont été vécus, et l’esquisse d’une véritable relation humaine a même pu sembler être ébauchée.
La fréquentation d’un espace clos vaut, pour un moment, suspension des oppositions, arasement des clivages sociaux ou politiques, déploiement d’une courtoisie ostensible, voire d’une certaine solidarité : les vociférations d’un enfant mal élevé ou les décibels vrombissant hors des écouteurs d’un baladeur réglé sur le volume le plus élevé, qui ne pratiquent aucune discrimination sonore à l’intérieur de la voiture, ont pour conséquence immédiate l’union sacrée de tous ses occupants. Le temps d’un voyage, il semble donc envisageable de croire en la bonté du genre humain. Un retard dramatique pour un appelé du contingent peut mobiliser toute la sollicitude d’un compartiment en cas d’arrêt prolongé (que soit ici remercié ce voyageur altruiste, vétérinaire de son état, qui m’a épargné d’humiliants jours d’arrêt en effectuant un détour de 50 kilomètres pour me conduire en pleine nuit au camp de Coëtquidan). Une version latine aux arcanes impénétrables peut miraculeusement lever ses voiles grâce à la disponibilité d’un professeur d’université fraîchement retraité parti rendre visite à ses petits-enfants dans la capitale?
J’ai vu naître sur un trajet Nice /Paris, à l’époque du train corail, une idylle entre deux jouvenceaux de 20 ans. Plongés l’un et l’autre dans leur magazine respectif au départ de Nice, ils partageaient leurs sandwichs à Valence, fumaient une cigarette à Dijon et se donnaient la main sur le quai de la gare de Lyon. Dans un autre ordre d’idée, j’ai assisté en direct, entre Paris et Bruxelles, au recrutement d’un comptable au chômage par ses deux voisins de compartiment ; ces commerciaux, qui se désespéraient de ne trouver aucun personnel qualifié du côté d’Aulnoye, furent pris au mot par leur compagnon de voyage, et la fin du parcours se déroula sur fond de C.V. et de considérations pécuniaires. J’ai aussi bénéficié des clameurs de parties de cartes endiablées, monopolisant la moitié d’un wagon fumeur, entre des passagers qui, ne s’étant guère gratifiés que d’un regard froid au départ du train, partageaient quelques heures plus tard saucisson, bière et Gauloises. »
(p. 46-49)
Le rapport au temps (p. 25-27)
Un flot d’images (p. 37-40)
Extrait court