Un flot d’images :
« Ma première émotion ferroviaire sur une voie de 10 kilomètres a-t-elle décidé de ma tendresse pour les autorails ? Toujours est-il qu’à bientôt 40 ans leur univers me plonge dans des pensées nostalgiques. De Rodez à Brive, de Nîmes à Génolhac ou de La Bastide-Saint-Laurent à Mende – voie unique qui dessine de sidérants méandres entre Bagnols-les-Bains et Allenc afin d’éviter la forte déclivité –, ces petites lignes inscrites à même la chair du champ ou du vallon qu’elles traversent, et dont les ouvrages d’art forment le paraphe, soulèvent en moi un flot d’images. Voies fatiguées, train réduit à une seule voiture, gares définitivement closes : ces subsistances anachroniques d’un monde où le chemin de fer se devait de desservir chaque chef-lieu de canton, maintenues désormais en survie artificielle grâce aux régions, font naître des visions de groupes de paysans endimanchés qui se rendent à la foire ou de jeunes conscrits agitant les mains aux fenêtres des compartiments devant des femmes admiratives, scènes figées par tant de cartes postales du début du XXe siècle.
Bancs étroits et vermoulus de salles d’attente envahies par la poussière, aux balances aussi massives qu’inutiles, horloges sans aiguilles, voies envahies par les mauvaises herbes : ne demeurent plus à présent que des vestiges, vainement combattus par une ébauche de modernité – les panneaux d’un bleu morose où se délave le nom des gares, conçus au début des années 1980, ou les distributeurs de billets surdimensionnés en constituent les lugubres exemples –, reliques précaires impuissantes à enrayer un déclin inexorable. Celui-ci s’appelle “substitution routière”, ou, pire encore, prend la forme d’une muséification parodique nommée “train touristique”. Contre toute raison (des moyennes inférieures à 60 kilomètres à l’heure), contre toute logique (des trains souvent vides sur l’ensemble du parcours), certaines lignes secondaires semblent achever, avec une loyauté risible, une mission oubliée par leurs donneurs d’ordre. On voit encore rouler de ces trains fantômes, fringants dans leur livrée – car le matériel roulant flambant neuf est en exacte contradiction avec la vétusté des voies –, arpentant fidèlement les espaces désertés de l’Aude ou du Massif central comme des acteurs sous contrat qui jouent leur spectacle devant une salle vide.
Pourtant, en été, ces liaisons moribondes connaissent une nouvelle jeunesse – à tout le moins une nouvelle vie. Les gares, sortant de leur léthargie hivernale, voient se presser des randonneurs harnachés comme s’ils allaient gravir l’Everest (au Lioran), des hordes juvéniles piaffant d’énergie ou des pèlerins méditatifs soucieux d’abréger la voie Regordane. Tassés dans l’étuve des autorails et recrus de sueur, ces conquérants de l’été paient au prix fort l’implacable logique ferroviaire : à trafic annuel modique, malthusianisme de l’équipement et, surtout, inadaptation aux variations saisonnières.
Souvent réduite à deux voitures, la rame unique quasi désertée en novembre clame en juillet sa détresse face aux assauts des cantines, des glacières et des sacs à dos. L’intérieur des compartiments prend rapidement l’aspect de la cabine des Marx Brothers dans Une nuit à l’opéra. Le moindre incident tourne au comique – du moins pour l’observateur extérieur : freinage brutal renversant une théorie de valises qui entravent toute circulation ; hurlements de bébés terrorisés par la presse ; exaspération collective face au moindre retard qui semble durer des heures? Combien de paisibles familles ont dû nourrir, au cœur de la fournaise estivale, de noirs desseins à l’encontre des technocrates de la SNCF, personnages tatillons pour lesquels la circulation d’un train se limite aux seuls paramètres de la dépense par kilomètre ! »
Le rapport au temps (p. 25-27)
Complicité (p. 46-49)
Extrait court
« Ma première émotion ferroviaire sur une voie de 10 kilomètres a-t-elle décidé de ma tendresse pour les autorails ? Toujours est-il qu’à bientôt 40 ans leur univers me plonge dans des pensées nostalgiques. De Rodez à Brive, de Nîmes à Génolhac ou de La Bastide-Saint-Laurent à Mende – voie unique qui dessine de sidérants méandres entre Bagnols-les-Bains et Allenc afin d’éviter la forte déclivité –, ces petites lignes inscrites à même la chair du champ ou du vallon qu’elles traversent, et dont les ouvrages d’art forment le paraphe, soulèvent en moi un flot d’images. Voies fatiguées, train réduit à une seule voiture, gares définitivement closes : ces subsistances anachroniques d’un monde où le chemin de fer se devait de desservir chaque chef-lieu de canton, maintenues désormais en survie artificielle grâce aux régions, font naître des visions de groupes de paysans endimanchés qui se rendent à la foire ou de jeunes conscrits agitant les mains aux fenêtres des compartiments devant des femmes admiratives, scènes figées par tant de cartes postales du début du XXe siècle.
Bancs étroits et vermoulus de salles d’attente envahies par la poussière, aux balances aussi massives qu’inutiles, horloges sans aiguilles, voies envahies par les mauvaises herbes : ne demeurent plus à présent que des vestiges, vainement combattus par une ébauche de modernité – les panneaux d’un bleu morose où se délave le nom des gares, conçus au début des années 1980, ou les distributeurs de billets surdimensionnés en constituent les lugubres exemples –, reliques précaires impuissantes à enrayer un déclin inexorable. Celui-ci s’appelle “substitution routière”, ou, pire encore, prend la forme d’une muséification parodique nommée “train touristique”. Contre toute raison (des moyennes inférieures à 60 kilomètres à l’heure), contre toute logique (des trains souvent vides sur l’ensemble du parcours), certaines lignes secondaires semblent achever, avec une loyauté risible, une mission oubliée par leurs donneurs d’ordre. On voit encore rouler de ces trains fantômes, fringants dans leur livrée – car le matériel roulant flambant neuf est en exacte contradiction avec la vétusté des voies –, arpentant fidèlement les espaces désertés de l’Aude ou du Massif central comme des acteurs sous contrat qui jouent leur spectacle devant une salle vide.
Pourtant, en été, ces liaisons moribondes connaissent une nouvelle jeunesse – à tout le moins une nouvelle vie. Les gares, sortant de leur léthargie hivernale, voient se presser des randonneurs harnachés comme s’ils allaient gravir l’Everest (au Lioran), des hordes juvéniles piaffant d’énergie ou des pèlerins méditatifs soucieux d’abréger la voie Regordane. Tassés dans l’étuve des autorails et recrus de sueur, ces conquérants de l’été paient au prix fort l’implacable logique ferroviaire : à trafic annuel modique, malthusianisme de l’équipement et, surtout, inadaptation aux variations saisonnières.
Souvent réduite à deux voitures, la rame unique quasi désertée en novembre clame en juillet sa détresse face aux assauts des cantines, des glacières et des sacs à dos. L’intérieur des compartiments prend rapidement l’aspect de la cabine des Marx Brothers dans Une nuit à l’opéra. Le moindre incident tourne au comique – du moins pour l’observateur extérieur : freinage brutal renversant une théorie de valises qui entravent toute circulation ; hurlements de bébés terrorisés par la presse ; exaspération collective face au moindre retard qui semble durer des heures? Combien de paisibles familles ont dû nourrir, au cœur de la fournaise estivale, de noirs desseins à l’encontre des technocrates de la SNCF, personnages tatillons pour lesquels la circulation d’un train se limite aux seuls paramètres de la dépense par kilomètre ! »
(p. 37-40)
Le rapport au temps (p. 25-27)
Complicité (p. 46-49)
Extrait court