Le rapport au temps :
« Le second motif de cette mythologie du train est un rapport inédit au temps. Le voyage en chemin de fer impose une emprise tyrannique sur la découpe rationnelle des heures pour s’éprouver en tant que pure durée, indifférente à toute logique intellectuelle. La profusion de cadrans, de pendules digitales et d’horloges mécaniques ne vise en rien à renseigner l’étudiant anxieux ou le VRP maussade sur le passage des secondes mais à imposer la toute-puissance du temps ferroviaire, étonnamment distendu ou contracté, en contradiction avec l’état d’esprit du voyageur. On peut avoir l’impression de vivre une vie entière dans une station à l’activité ralentie ou sur un quai inhospitalier (la gare des Aubrais est un cauchemar par jour de grand vent) pour une attente d’à peine une heure ou, au contraire, d’être tombé dans une faille temporelle pour avoir vu défiler en une vague contemplation bâillante les 400 kilomètres de plaine et de bocage de Paris à Rennes, trouvant à peine le temps de rassembler ses bagages au moment de l’arrivée.
Les trains de nuit constituent sans doute le meilleur exemple d’une durée indiscernable et censément trompeuse, les sensations éprouvées dans l’obscurité du compartiment se mêlant aux rêves brouillés par les voix des haut-parleurs et les passages subreptices dans le couloir. Qui n’a jamais eu l’impression d’avoir passé une nuit blanche, sans cesse tiré du sommeil par le freinage brutal du convoi – avec, au passage, des intentions meurtrières pour le conducteur dont on imagine le sourire sadique au moment d’effectuer l’opération –, pour s’apercevoir, en consultant fiévreusement sa montre, que seules deux heures avaient coulé ? À l’inverse, les rêves de trains arrêtés en pleine voie se substituant à la réalité parviennent à convaincre le voyageur d’une nuit atroce, au moment précis où le contrôleur vient le tirer de son sommeil pour lui annoncer une arrivée imminente.
Le train impose un rythme et une chronologie qui ne prennent leur pleine dimension que dans l’espace-temps parallèle du voyage, cette incursion momentanée dans une zone décalée du réel, engendrant un rapport du voyageur avec les lieux traversés. En effet, de tous les moyens de locomotion terrestres, le train est sans doute le seul sur lequel l’usager ne puisse exercer la moindre action. Un cycliste ou un automobiliste peuvent décider de suspendre leur course pour contempler un panorama ou un jeu de lumière. Le voyageur en train, lui, est soumis à la seule dynamique du trajet, dont les tenants et aboutissants lui échappent complètement. J’ai passé d’interminables moments dans des trains à l’arrêt au milieu de friches industrielles désolées, à la sortie de Londres ou en banlieue parisienne, attendant une hypothétique autorisation de passage, ou traversé à une vitesse supersonique – du moins me semblait-il – de charmants bourgs médiévaux en Hongrie ou des paysages alpestres à la beauté saisissante sans pouvoir arrêter ni éterniser l’instant. »
Un flot d’images (p. 37-40)
Complicité (p. 46-49)
Extrait court
« Le second motif de cette mythologie du train est un rapport inédit au temps. Le voyage en chemin de fer impose une emprise tyrannique sur la découpe rationnelle des heures pour s’éprouver en tant que pure durée, indifférente à toute logique intellectuelle. La profusion de cadrans, de pendules digitales et d’horloges mécaniques ne vise en rien à renseigner l’étudiant anxieux ou le VRP maussade sur le passage des secondes mais à imposer la toute-puissance du temps ferroviaire, étonnamment distendu ou contracté, en contradiction avec l’état d’esprit du voyageur. On peut avoir l’impression de vivre une vie entière dans une station à l’activité ralentie ou sur un quai inhospitalier (la gare des Aubrais est un cauchemar par jour de grand vent) pour une attente d’à peine une heure ou, au contraire, d’être tombé dans une faille temporelle pour avoir vu défiler en une vague contemplation bâillante les 400 kilomètres de plaine et de bocage de Paris à Rennes, trouvant à peine le temps de rassembler ses bagages au moment de l’arrivée.
Les trains de nuit constituent sans doute le meilleur exemple d’une durée indiscernable et censément trompeuse, les sensations éprouvées dans l’obscurité du compartiment se mêlant aux rêves brouillés par les voix des haut-parleurs et les passages subreptices dans le couloir. Qui n’a jamais eu l’impression d’avoir passé une nuit blanche, sans cesse tiré du sommeil par le freinage brutal du convoi – avec, au passage, des intentions meurtrières pour le conducteur dont on imagine le sourire sadique au moment d’effectuer l’opération –, pour s’apercevoir, en consultant fiévreusement sa montre, que seules deux heures avaient coulé ? À l’inverse, les rêves de trains arrêtés en pleine voie se substituant à la réalité parviennent à convaincre le voyageur d’une nuit atroce, au moment précis où le contrôleur vient le tirer de son sommeil pour lui annoncer une arrivée imminente.
Le train impose un rythme et une chronologie qui ne prennent leur pleine dimension que dans l’espace-temps parallèle du voyage, cette incursion momentanée dans une zone décalée du réel, engendrant un rapport du voyageur avec les lieux traversés. En effet, de tous les moyens de locomotion terrestres, le train est sans doute le seul sur lequel l’usager ne puisse exercer la moindre action. Un cycliste ou un automobiliste peuvent décider de suspendre leur course pour contempler un panorama ou un jeu de lumière. Le voyageur en train, lui, est soumis à la seule dynamique du trajet, dont les tenants et aboutissants lui échappent complètement. J’ai passé d’interminables moments dans des trains à l’arrêt au milieu de friches industrielles désolées, à la sortie de Londres ou en banlieue parisienne, attendant une hypothétique autorisation de passage, ou traversé à une vitesse supersonique – du moins me semblait-il – de charmants bourgs médiévaux en Hongrie ou des paysages alpestres à la beauté saisissante sans pouvoir arrêter ni éterniser l’instant. »
(p. 25-27)
Un flot d’images (p. 37-40)
Complicité (p. 46-49)
Extrait court