Cliché ursin :
« Quand je rencontrai François Merlet dans sa tanière girondine, quelques mois avant sa brutale disparition en juillet 2006, nous avions évidemment devisé des ours. Ses yeux bleus, ceux de l’enfant qu’il n’avait pas refoulé, pétillaient lorsqu’il évoquait la malice et l’intelligence de lou Moussu. L’homme savait de qui il parlait ! Génial précurseur de la chasse photographique, venu des plaines d’ÃŽle-de-France, de Sologne et de Vendée, il réalisa dans les années 1960 des clichés inespérés de l’ours pyrénéen. Martin avait épuisé Merlet : plus de cent nuits d’affût, des déconvenues à foison, une marche hivernale qui faillit le perdre. Mais quel résultat ! La dégustation de son maître livre, Seigneur des Pyrénées, l’ours, offre le plus poétique et touchant portrait que je connaisse : un animal magnifique, puissant, et subtil.
Subtil, oui, comme j’ai pu le sentir, particulièrement dans la nuit du 22 mai 2008, sur une piste forestière de Slovénie, alors que je revenais, avec mon compère local Douchan Dejman, d’un ancien hôpital clandestin de la Seconde Guerre mondiale. Du cimetière des combattants – de modestes tombes faites de pierres fichées dans l’humus, parsemées de buis et de fougères, pas une croix, pas une étoile rouge –, mon ami avait vu le dos d’une grosse bête harcelée par des geais et des merles. Nul doute qu’un ours passait sans bruit, à 100 mètres, pendant notre recueillement, et s’évanouissait entre les dolines densément boisées de jeunes hêtres. Puis, quelques kilomètres plus loin, une forme ronde “roule” devant nous : un ours ! Il interrompt sa course, s’assied à 15 mètres, curieux, les yeux fixés sur la voiture au moteur éteint, mâchonne des herbes avant de lentement s’en aller. Nous eûmes la certitude qu’il nous “interrogeait”, et très excités nous parlâmes longtemps de son regard troublant, de la délicatesse et de la finesse qui se dégageaient de lui.
Un cliché pris par Michel Chalvet dans la même région est saisissant. Attiré par une pomme coincée sur le tronc d’un épicéa, un ours grimpe à l’arbre comme le ferait un homme. Dressé, parfaitement droit, il agrippe l’arbre de ses pattes antérieures parallèles au fût, appuie son pied postérieur gauche de toute sa plante sur le tronc et, la patte postérieure dans l’axe du corps, appuie son autre pied sur un rocher du karst, la tête et les yeux rivés sur le fruit. Sont concentrées sur cette photographie toute l’ingéniosité, la perspicacité et la sagacité de la bête velue. Ours, souverain d’une forêt dont il est l’incarnation suprême, double sauvage de l’homme, de qui s’agit-il ? L’esprit se brouille à longtemps regarder cette photographie.
Chez nous, l’ours est l’“atome pyrénéen”, selon le beau mot de Merlet, si bien qu’un lien consubstantiel nous attache à lui. Même s’il est invisible la plupart du temps, il est impossible d’imaginer vivre sans sa présence. Deux ans après mon arrivée dans les Pyrénées, nourri d’histoires ursines, le besoin de voir une trace se fit plus pressant. C’est avec Pierre Patie, figure montagnarde des Pyrénées-Atlantiques, chasseur d’altitude, fervent défenseur des ours, aux colères homériques, que je vis mes premières empreintes du Pè-descaùs. Le 19 novembre 1995, nous marchions religieusement sur le chemin menant à une estive de la haute vallée d’Aspe quand des traces de ses pattes antérieures apparurent dans la boue. Je m’accroupissais et contemplais – je n’exagère pas – les empreintes de la bête velue, scrutait le moindre détail avant de remonter la piste en quête d’autres indices. Plus haut, dans le bois, elle s’était coulée parmi des rochers calcaires sur lesquels elle avait retourné de grandes plaques de mousse à la recherche d’animalcules. Mes lectures se confirmaient : la “bête fauve” se contente parfois de bestioles ! La montagne pyrénéenne avait pris une dimension fabuleuse, et je me répétais en silence, alors que la nuit venait, cette phrase du roi Boris III de Bulgarie, rapportée par Hainard : “Une forêt sans ours n’est pas une vraie forêt.” Six ans plus tard, un 31 août, toujours en Aspe, j’observais la transformation subite d’un naturaliste-chasseur-écologiste hors pair, Jean-Luc Barrailler, qui voyait sa première empreinte, manifestement celle de Papillon, le patriarche pyrénéen d’alors. Miraculeusement préservée entre les sabots des vaches, la trace était si fraîche que nous avions avancé tels des Sioux dans l’espoir d’une vision fugitive. Mon ami, pourtant aguerri, était troublé, tant la bête avait magnifié la forêt, l’avait animée de sa royale présence : animal, anima, âme. »
Légende dorée de l’ours (p. 18-22)
Première rencontre (p. 61-64)
Extrait court
« Quand je rencontrai François Merlet dans sa tanière girondine, quelques mois avant sa brutale disparition en juillet 2006, nous avions évidemment devisé des ours. Ses yeux bleus, ceux de l’enfant qu’il n’avait pas refoulé, pétillaient lorsqu’il évoquait la malice et l’intelligence de lou Moussu. L’homme savait de qui il parlait ! Génial précurseur de la chasse photographique, venu des plaines d’ÃŽle-de-France, de Sologne et de Vendée, il réalisa dans les années 1960 des clichés inespérés de l’ours pyrénéen. Martin avait épuisé Merlet : plus de cent nuits d’affût, des déconvenues à foison, une marche hivernale qui faillit le perdre. Mais quel résultat ! La dégustation de son maître livre, Seigneur des Pyrénées, l’ours, offre le plus poétique et touchant portrait que je connaisse : un animal magnifique, puissant, et subtil.
Subtil, oui, comme j’ai pu le sentir, particulièrement dans la nuit du 22 mai 2008, sur une piste forestière de Slovénie, alors que je revenais, avec mon compère local Douchan Dejman, d’un ancien hôpital clandestin de la Seconde Guerre mondiale. Du cimetière des combattants – de modestes tombes faites de pierres fichées dans l’humus, parsemées de buis et de fougères, pas une croix, pas une étoile rouge –, mon ami avait vu le dos d’une grosse bête harcelée par des geais et des merles. Nul doute qu’un ours passait sans bruit, à 100 mètres, pendant notre recueillement, et s’évanouissait entre les dolines densément boisées de jeunes hêtres. Puis, quelques kilomètres plus loin, une forme ronde “roule” devant nous : un ours ! Il interrompt sa course, s’assied à 15 mètres, curieux, les yeux fixés sur la voiture au moteur éteint, mâchonne des herbes avant de lentement s’en aller. Nous eûmes la certitude qu’il nous “interrogeait”, et très excités nous parlâmes longtemps de son regard troublant, de la délicatesse et de la finesse qui se dégageaient de lui.
Un cliché pris par Michel Chalvet dans la même région est saisissant. Attiré par une pomme coincée sur le tronc d’un épicéa, un ours grimpe à l’arbre comme le ferait un homme. Dressé, parfaitement droit, il agrippe l’arbre de ses pattes antérieures parallèles au fût, appuie son pied postérieur gauche de toute sa plante sur le tronc et, la patte postérieure dans l’axe du corps, appuie son autre pied sur un rocher du karst, la tête et les yeux rivés sur le fruit. Sont concentrées sur cette photographie toute l’ingéniosité, la perspicacité et la sagacité de la bête velue. Ours, souverain d’une forêt dont il est l’incarnation suprême, double sauvage de l’homme, de qui s’agit-il ? L’esprit se brouille à longtemps regarder cette photographie.
Chez nous, l’ours est l’“atome pyrénéen”, selon le beau mot de Merlet, si bien qu’un lien consubstantiel nous attache à lui. Même s’il est invisible la plupart du temps, il est impossible d’imaginer vivre sans sa présence. Deux ans après mon arrivée dans les Pyrénées, nourri d’histoires ursines, le besoin de voir une trace se fit plus pressant. C’est avec Pierre Patie, figure montagnarde des Pyrénées-Atlantiques, chasseur d’altitude, fervent défenseur des ours, aux colères homériques, que je vis mes premières empreintes du Pè-descaùs. Le 19 novembre 1995, nous marchions religieusement sur le chemin menant à une estive de la haute vallée d’Aspe quand des traces de ses pattes antérieures apparurent dans la boue. Je m’accroupissais et contemplais – je n’exagère pas – les empreintes de la bête velue, scrutait le moindre détail avant de remonter la piste en quête d’autres indices. Plus haut, dans le bois, elle s’était coulée parmi des rochers calcaires sur lesquels elle avait retourné de grandes plaques de mousse à la recherche d’animalcules. Mes lectures se confirmaient : la “bête fauve” se contente parfois de bestioles ! La montagne pyrénéenne avait pris une dimension fabuleuse, et je me répétais en silence, alors que la nuit venait, cette phrase du roi Boris III de Bulgarie, rapportée par Hainard : “Une forêt sans ours n’est pas une vraie forêt.” Six ans plus tard, un 31 août, toujours en Aspe, j’observais la transformation subite d’un naturaliste-chasseur-écologiste hors pair, Jean-Luc Barrailler, qui voyait sa première empreinte, manifestement celle de Papillon, le patriarche pyrénéen d’alors. Miraculeusement préservée entre les sabots des vaches, la trace était si fraîche que nous avions avancé tels des Sioux dans l’espoir d’une vision fugitive. Mon ami, pourtant aguerri, était troublé, tant la bête avait magnifié la forêt, l’avait animée de sa royale présence : animal, anima, âme. »
(p. 41-44)
Légende dorée de l’ours (p. 18-22)
Première rencontre (p. 61-64)
Extrait court