Légende dorée de l’ours :
« Revenons aux faits : durant des millénaires, les hommes vécurent aux côtés d’êtres étonnamment proches. Ont-ils coévolué ? J’ai trouvé chez l’explorateur, illustrateur et écrivain Samivel ce paragraphe éclairant, dans l’un de ses ouvrages consacré aux mythologies de l’altitude, Hommes, cimes et dieux : “À cause d’une silhouette presque humaine, de mœurs – incluant la pratique du jeu –, de proies et d’habitats analogues, il est peut-être la forme animale qui a le plus intrigué le montagnard primitif, et proposé à la réflexion naissante de certains problèmes fondamentaux d’identification le ‘Que suis-je ?’ et le ‘Quel est-il ?’ grâce auxquels le petit homme nu et désarmé a commencé à définir sa propre place dans l’univers. Est-il exagéré de dire que l’ours fut l’un des principaux agents inconscients d’une évolution civilisatrice ?” S’ils sont rares, aujourd’hui, ceux qui ont assisté à l’allaitement d’oursons, une telle scène devait être assez courante voici quelques millénaires. Quoi de plus étrangement humain qu’une ourse donnant ses tétines à la manière d’une femme qui offre le sein à son enfant ! Un ami montagnard et chasseur de la vallée d’Aspe, qui, à l’âge de 16 ans, avait aidé à ouvrir un ours tué par son beau-frère, me confia un jour : “Tu sais, quand on a dépecé l’ours, j’avais l’impression que c’était un homme.” Les chasseurs slaves et finno-ougriens affirmaient, eux, que, dépouillé, l’ours avait les seins, les hanches, les jambes et les pieds d’une jeune fille. L’ours, ce voisin, source philosophique pour l’homme des âges farouches ? Cela semble couler de source.
“En tout lieu où ils entrèrent en contact, le cycle de l’ours se mélange à celui de l’homme, des ancêtres, des dieux”, note encore Samivel. Rien de plus juste tant nos mythologies occidentales fourmillent de références ursines, savamment évoquées par l’ethnologue Michel Praneuf dans son roboratif ouvrage L’Ours et les Hommes dans les traditions européennes. Allons dans la Grèce antique : l’un des plus anciens sanctuaires, le Brauronéion, était consacré à la déesse Artémis. Cette dernière, dont le nom semble bien formé sur arktos, mot désignant l’ours, était à la fois la déesse-ourse, celle de la lune et celle de la chasse. À l’image de la lune qui meurt et qui renaît, Artémis peut donner la mort, mais aussi la vie comme sage-femme allant chercher les âmes des enfants sur l’astre lunaire, un rôle de passeur des âmes, souvent conféré à l’ours. Célèbre aussi le mythe de Zeus séduisant Callisto, compagne de chasse d’Artémis, avant qu’elle ne soit transformée en ourse pour finir dans les cieux où elle formera la constellation de la Grande Ourse, la Petite Ourse représentant, elle, soit le chien soit le fils de Callisto. La déesse Artio, dont on a retrouvé une statuette gallo-romaine près de Berne (le nom de la capitale helvète évoque directement l’ours), était, elle, la parente d’Artémis dans la religion celtique. Chez les peuples germaniques et scandinaves, le roi de la guerre, Thor, est appelé Thorbiörn, un surnom pleinement ursin, björn étant le nom de l’ours en vieux norrois. Comment ne pas évoquer Arthur ou Arthus, roi légendaire de la Bretagne insulaire du vie siècle, qui est l’ours personnifié voire le dieu-ours. Dans la tradition celtique, l’ours symbolisait la caste guerrière et le sanglier le pouvoir spirituel des druides. Si plusieurs récits celtes mettent en scène une lutte entre ces deux classes, fait étrange, rapporté par Praneuf, une légende chinoise datée de 3 700 ans narre un conflit entre deux dynasties, l’une ayant le sanglier pour emblème, l’autre l’ours. De la Chine passons au Japon, chez les Aïnous, une ethnie non nippone de la partie septentrionale de l’archipel, pour qui l’ours est l’aîné des dieux ; chez ce peuple aborigène le nom de l’ours signifie tout simplement “dieu”.
Oui, du fond des âges, c’est bien l’ours, fascinant par sa proximité avec le genre humain, sa puissance inégalée et son intelligence, qui, des lustres avant nos premières pratiques artistiques, nos écritures, notre agriculture, s’impose comme l’animal roi de l’Eurasie et de l’hémisphère Nord. L’ours serait même notre aïeul, lit-on chez Samivel, Praneuf, Pastoureau et l’anthropologue Thierry Truffaut ! Les Paléosibériens le considèrent comme un homme primitif et célèbrent sa fête en même temps que celle des Ancêtres. Que dire des Aïnous déjà présentés qui revendiquent cette filiation, de certains Celtes, fils de l’Ours, et, plus surprenant encore, des comtes de Toulouse qui disaient descendre d’une union avec un ours, de l’arrière-grand-père d’un roi du Danemark du xie siècle, Sven II Estridsen, dont on rapporte qu’il fut le fruit des amours d’un ours et d’une jeune fille, et enfin de la prestigieuse famille romaine des Orsini, ayant donné papes et cardinaux, dont il se raconte qu’au xiiie siècle un de ses ancêtres avait entretenu une liaison avec une ourse ; la famille Orsini préférant la version d’un enfant recueilli et allaité par une ourse, légende calquée sur celle de Romulus et Remus. Bien plus près de chez nous, à chacune de mes visites à Sainte-Engrâce, en Soule, il me revient cette phrase d’un vieux berger cité par Claude Dendaletche dans sa Cause de l’ours : Lehenagoko euskaldunek gizona hartzetik jiten zela sinhesten zizien ; soit : “Les anciens Basques croyaient que l’homme descendait de l’ours.” »
Cliché ursin (p. 41-44)
Première rencontre (p. 61-64)
Extrait court
« Revenons aux faits : durant des millénaires, les hommes vécurent aux côtés d’êtres étonnamment proches. Ont-ils coévolué ? J’ai trouvé chez l’explorateur, illustrateur et écrivain Samivel ce paragraphe éclairant, dans l’un de ses ouvrages consacré aux mythologies de l’altitude, Hommes, cimes et dieux : “À cause d’une silhouette presque humaine, de mœurs – incluant la pratique du jeu –, de proies et d’habitats analogues, il est peut-être la forme animale qui a le plus intrigué le montagnard primitif, et proposé à la réflexion naissante de certains problèmes fondamentaux d’identification le ‘Que suis-je ?’ et le ‘Quel est-il ?’ grâce auxquels le petit homme nu et désarmé a commencé à définir sa propre place dans l’univers. Est-il exagéré de dire que l’ours fut l’un des principaux agents inconscients d’une évolution civilisatrice ?” S’ils sont rares, aujourd’hui, ceux qui ont assisté à l’allaitement d’oursons, une telle scène devait être assez courante voici quelques millénaires. Quoi de plus étrangement humain qu’une ourse donnant ses tétines à la manière d’une femme qui offre le sein à son enfant ! Un ami montagnard et chasseur de la vallée d’Aspe, qui, à l’âge de 16 ans, avait aidé à ouvrir un ours tué par son beau-frère, me confia un jour : “Tu sais, quand on a dépecé l’ours, j’avais l’impression que c’était un homme.” Les chasseurs slaves et finno-ougriens affirmaient, eux, que, dépouillé, l’ours avait les seins, les hanches, les jambes et les pieds d’une jeune fille. L’ours, ce voisin, source philosophique pour l’homme des âges farouches ? Cela semble couler de source.
“En tout lieu où ils entrèrent en contact, le cycle de l’ours se mélange à celui de l’homme, des ancêtres, des dieux”, note encore Samivel. Rien de plus juste tant nos mythologies occidentales fourmillent de références ursines, savamment évoquées par l’ethnologue Michel Praneuf dans son roboratif ouvrage L’Ours et les Hommes dans les traditions européennes. Allons dans la Grèce antique : l’un des plus anciens sanctuaires, le Brauronéion, était consacré à la déesse Artémis. Cette dernière, dont le nom semble bien formé sur arktos, mot désignant l’ours, était à la fois la déesse-ourse, celle de la lune et celle de la chasse. À l’image de la lune qui meurt et qui renaît, Artémis peut donner la mort, mais aussi la vie comme sage-femme allant chercher les âmes des enfants sur l’astre lunaire, un rôle de passeur des âmes, souvent conféré à l’ours. Célèbre aussi le mythe de Zeus séduisant Callisto, compagne de chasse d’Artémis, avant qu’elle ne soit transformée en ourse pour finir dans les cieux où elle formera la constellation de la Grande Ourse, la Petite Ourse représentant, elle, soit le chien soit le fils de Callisto. La déesse Artio, dont on a retrouvé une statuette gallo-romaine près de Berne (le nom de la capitale helvète évoque directement l’ours), était, elle, la parente d’Artémis dans la religion celtique. Chez les peuples germaniques et scandinaves, le roi de la guerre, Thor, est appelé Thorbiörn, un surnom pleinement ursin, björn étant le nom de l’ours en vieux norrois. Comment ne pas évoquer Arthur ou Arthus, roi légendaire de la Bretagne insulaire du vie siècle, qui est l’ours personnifié voire le dieu-ours. Dans la tradition celtique, l’ours symbolisait la caste guerrière et le sanglier le pouvoir spirituel des druides. Si plusieurs récits celtes mettent en scène une lutte entre ces deux classes, fait étrange, rapporté par Praneuf, une légende chinoise datée de 3 700 ans narre un conflit entre deux dynasties, l’une ayant le sanglier pour emblème, l’autre l’ours. De la Chine passons au Japon, chez les Aïnous, une ethnie non nippone de la partie septentrionale de l’archipel, pour qui l’ours est l’aîné des dieux ; chez ce peuple aborigène le nom de l’ours signifie tout simplement “dieu”.
Oui, du fond des âges, c’est bien l’ours, fascinant par sa proximité avec le genre humain, sa puissance inégalée et son intelligence, qui, des lustres avant nos premières pratiques artistiques, nos écritures, notre agriculture, s’impose comme l’animal roi de l’Eurasie et de l’hémisphère Nord. L’ours serait même notre aïeul, lit-on chez Samivel, Praneuf, Pastoureau et l’anthropologue Thierry Truffaut ! Les Paléosibériens le considèrent comme un homme primitif et célèbrent sa fête en même temps que celle des Ancêtres. Que dire des Aïnous déjà présentés qui revendiquent cette filiation, de certains Celtes, fils de l’Ours, et, plus surprenant encore, des comtes de Toulouse qui disaient descendre d’une union avec un ours, de l’arrière-grand-père d’un roi du Danemark du xie siècle, Sven II Estridsen, dont on rapporte qu’il fut le fruit des amours d’un ours et d’une jeune fille, et enfin de la prestigieuse famille romaine des Orsini, ayant donné papes et cardinaux, dont il se raconte qu’au xiiie siècle un de ses ancêtres avait entretenu une liaison avec une ourse ; la famille Orsini préférant la version d’un enfant recueilli et allaité par une ourse, légende calquée sur celle de Romulus et Remus. Bien plus près de chez nous, à chacune de mes visites à Sainte-Engrâce, en Soule, il me revient cette phrase d’un vieux berger cité par Claude Dendaletche dans sa Cause de l’ours : Lehenagoko euskaldunek gizona hartzetik jiten zela sinhesten zizien ; soit : “Les anciens Basques croyaient que l’homme descendait de l’ours.” »
(p. 18-22)
Cliché ursin (p. 41-44)
Première rencontre (p. 61-64)
Extrait court