Un lieu symbolique :
« L’opéra, en sus d’un art, est un lieu. Son essor a semé de vastes salles dans le cœur de toutes les villes d’Europe : de Munich à Alicante, de Rome à Poznań, en passant par Strasbourg, Sofia, Gênes ou Bordeaux, on trouve les mêmes péristyles à colonnes ioniennes, les mêmes frontons de temple grec, la même conception sévère et solennelle. Bien souvent, ces édifices remplacent des salles plus anciennes, disparues dans l’un des nombreux incendies qui ont émaillé et émaillent encore – témoin la consomption de la Fenice en 1996 – l’histoire des “maisons d’opéra”, pour la plupart maintes fois dévastées et reconstruites. On sait que celui qui ravagea le Ringtheater de Vienne en 1881, causant la mort de plusieurs centaines de personnes, laissa Wagner de marbre, au motif qu’on y jouait ce soir-là Les Contes d’Hoffmann : “Quand des mineurs de fond sont enterrés vivants, je suis profondément ému et horrifié, dégoûté par un monde qui obtient son chauffage par de semblables moyens ; mais que des spectateurs périssent en écoutant une opérette d’Offenbach, qui ne contient pas un iota de valeur morale, me laisse totalement froid”?
Si ces cathédrales néoclassiques, malgré les nuances qui les distinguent – dieux tourbillonnant au plafond à Budapest, dallage de marbre bichrome de Sol LeWitt à Bruxelles, verrière sommitale et intérieur de tombeau à Lyon, rideau frappé de la faucille et du marteau et de patriotiques CCCP à Moscou –, égrènent un identique chapelet de pierre de la Méditerranée à la mer Baltique, des édifices plus pittoresques expriment davantage le caractère des villes qui les abritent. Le Volksoper de Vienne est crémeux comme une pâtisserie locale ; le théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, un ancien cirque, est une bonbonnière de stuc qui symbolise l’essence factice d’une cité née d’un rêve d’empereur, tandis que les salles de Minsk et d’Erevan, construites dans les années 1930, et dont la circularité évoque les dessins d’architecture utopique de la Renaissance, sont l’imposant emblème de l’impérialisme soviétique. Le théâtre des États de Prague affiche une façade vert pistache caractéristique du baroque tchèque, quand le trône monumental du Civic Opera House de Chicago reflète la démesure de l’Art déco américain. Il faut, pour accéder à l’opéra de Nancy, franchir les grilles rococo de la place Stanislas, typiques des Lumières françaises, et, à Londres, traverser un superbe hall de verre et d’acier qui incarne l’esprit de l’Angleterre industrielle. Les théâtres espagnols quant à eux représentent la diversité des provinces du royaume : celui de Cadix ressemble à un palais mauresque, celui de Valence à un heaume futuriste coiffé d’un plumet de métal, et le Gran Teatre del Liceu, sur la Rambla de Barcelone, à une gare des débuts du chemin de fer.
Les architectes qui ont conçu les bâtiments récents semblent avoir une prédilection pour les bords de mer ou de fleuve : voiles déployées vers l’océan à Sidney, iceberg de verre incliné au fond d’un fjord à Oslo, cylindre épuré sur les rives du Guadalquivir à Séville, arches percées dans un corps de travertin non loin de l’Hudson à New York, grille-pain d’acier dressé sur les docks à Copenhague, vaste esplanade à deux pas du Vieux-Port à Montréal, témoignent que le désir de musique est aussi un désir de grand large. J’ai souvenir, après une soirée enchanteresse au “Stopera” – contraction de stadhuis et d’opera – d’Amsterdam, rotonde posée au bord de l’eau où s’étaient succédé de courtes pièces lyriques de Schönberg et de Zemlinsky, n’avoir eu qu’une envie : embarquer sur l’Amstel et me laisser glisser jusqu’à la mer du Nord. Le “Phénix” de Venise, joyau situé au cœur d’une île cernée de canaux, suscite une tentation similaire : lorsque, à la nuit, on sort de son écrin pourpre et or dans le silence des rues sans voitures, on rêve de sauter dans la première gondole qui passe et de voguer sur la lagune – en faisant une escale sur l’île-cimetière de San Michele pour déposer une fleur sur la tombe de Stravinski. »
Le goût du merveilleux (p. 16-19)
Parmi le public (p. 50-53)
Extrait court
« L’opéra, en sus d’un art, est un lieu. Son essor a semé de vastes salles dans le cœur de toutes les villes d’Europe : de Munich à Alicante, de Rome à Poznań, en passant par Strasbourg, Sofia, Gênes ou Bordeaux, on trouve les mêmes péristyles à colonnes ioniennes, les mêmes frontons de temple grec, la même conception sévère et solennelle. Bien souvent, ces édifices remplacent des salles plus anciennes, disparues dans l’un des nombreux incendies qui ont émaillé et émaillent encore – témoin la consomption de la Fenice en 1996 – l’histoire des “maisons d’opéra”, pour la plupart maintes fois dévastées et reconstruites. On sait que celui qui ravagea le Ringtheater de Vienne en 1881, causant la mort de plusieurs centaines de personnes, laissa Wagner de marbre, au motif qu’on y jouait ce soir-là Les Contes d’Hoffmann : “Quand des mineurs de fond sont enterrés vivants, je suis profondément ému et horrifié, dégoûté par un monde qui obtient son chauffage par de semblables moyens ; mais que des spectateurs périssent en écoutant une opérette d’Offenbach, qui ne contient pas un iota de valeur morale, me laisse totalement froid”?
Si ces cathédrales néoclassiques, malgré les nuances qui les distinguent – dieux tourbillonnant au plafond à Budapest, dallage de marbre bichrome de Sol LeWitt à Bruxelles, verrière sommitale et intérieur de tombeau à Lyon, rideau frappé de la faucille et du marteau et de patriotiques CCCP à Moscou –, égrènent un identique chapelet de pierre de la Méditerranée à la mer Baltique, des édifices plus pittoresques expriment davantage le caractère des villes qui les abritent. Le Volksoper de Vienne est crémeux comme une pâtisserie locale ; le théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, un ancien cirque, est une bonbonnière de stuc qui symbolise l’essence factice d’une cité née d’un rêve d’empereur, tandis que les salles de Minsk et d’Erevan, construites dans les années 1930, et dont la circularité évoque les dessins d’architecture utopique de la Renaissance, sont l’imposant emblème de l’impérialisme soviétique. Le théâtre des États de Prague affiche une façade vert pistache caractéristique du baroque tchèque, quand le trône monumental du Civic Opera House de Chicago reflète la démesure de l’Art déco américain. Il faut, pour accéder à l’opéra de Nancy, franchir les grilles rococo de la place Stanislas, typiques des Lumières françaises, et, à Londres, traverser un superbe hall de verre et d’acier qui incarne l’esprit de l’Angleterre industrielle. Les théâtres espagnols quant à eux représentent la diversité des provinces du royaume : celui de Cadix ressemble à un palais mauresque, celui de Valence à un heaume futuriste coiffé d’un plumet de métal, et le Gran Teatre del Liceu, sur la Rambla de Barcelone, à une gare des débuts du chemin de fer.
Les architectes qui ont conçu les bâtiments récents semblent avoir une prédilection pour les bords de mer ou de fleuve : voiles déployées vers l’océan à Sidney, iceberg de verre incliné au fond d’un fjord à Oslo, cylindre épuré sur les rives du Guadalquivir à Séville, arches percées dans un corps de travertin non loin de l’Hudson à New York, grille-pain d’acier dressé sur les docks à Copenhague, vaste esplanade à deux pas du Vieux-Port à Montréal, témoignent que le désir de musique est aussi un désir de grand large. J’ai souvenir, après une soirée enchanteresse au “Stopera” – contraction de stadhuis et d’opera – d’Amsterdam, rotonde posée au bord de l’eau où s’étaient succédé de courtes pièces lyriques de Schönberg et de Zemlinsky, n’avoir eu qu’une envie : embarquer sur l’Amstel et me laisser glisser jusqu’à la mer du Nord. Le “Phénix” de Venise, joyau situé au cœur d’une île cernée de canaux, suscite une tentation similaire : lorsque, à la nuit, on sort de son écrin pourpre et or dans le silence des rues sans voitures, on rêve de sauter dans la première gondole qui passe et de voguer sur la lagune – en faisant une escale sur l’île-cimetière de San Michele pour déposer une fleur sur la tombe de Stravinski. »
(p. 24-27)
Le goût du merveilleux (p. 16-19)
Parmi le public (p. 50-53)
Extrait court