Toujours à l’affût :
« Lorsqu’il part en campagne, le naturaliste est dans un état de veille bien différent de celui du promeneur ordinaire. Il voit, il entend, il sent des choses qui échappent au profane. Sur un chemin de sous-bois qui invite à la rêverie, l’ornithologue sait qu’il est dans le territoire du pouillot siffleur. L’oiseau est difficile à voir, petite boule verdâtre et jaune cantonnée à la canopée, mais il est trahi par son chant peu sonore, qui rappelle le démarrage d’une mobylette. Notre ornithologue sait aussi qu’un pic noir maraude dans le secteur, en voyant un tronc tombé, déchiqueté par le bec puissant de l’oiseau à la recherche d’insectes juteux. Sur le même tronc, le coléoptériste trouve la larve de la magnifique rosalie des Alpes, puis il repère le mouvement furtif de la cicindèle sylvestre qui file entre les feuilles mortes. Le malacologue, quant à lui, alerté par des traces de mucus datant de la nuit précédente, déniche sous le tronc l’imposante limace léopard et, attiré par une dépression au pied d’un hêtre, y décèle les minuscules maillots pagodules à la coquille ornementée. L’arachnologue, d’abord intéressé par la gracile tétragnathe qui tisse sa toile dans les herbes du bord du chemin, s’approche lui aussi du tronc tombé et, après une recherche attentive, soulève un petit clapet parfaitement camouflé qui révèle l’entrée du terrier d’une mygale. Chacun aura sans doute remarqué les essences dominantes de la forêt, aura peut-être identifié les empreintes dans la boue du chemin comme étant celles d’un chevreuil ou d’un sanglier, et se sera félicité de passer un moment dans ce bel endroit tranquille. Mais tous auront vu des choses différentes, ayant lu la forêt à travers leur propre prisme en forme d’oiseau, de scarabée, d’escargot ou d’araignée. Dans la jungle ou au bord d’un étang, le naturaliste est aux aguets, il saisit ce que nul autre ne remarque. Cette attention aux signes de la nature devient une seconde nature : partout il laisse traîner son œil ou son oreille, à l’affût sans même y penser. Même au cœur de Paris, les nuits d’automne, des cris ténus venus du ciel trahissent pour qui sait entendre le passage des grives mauvis en migration.
Cette façon de regarder son environnement demande un apprentissage. Il s’agit de pratiques qui sont parfois difficilement reproductibles ou explicables, parce qu’elles font autant appel au raisonnement et à l’observation qu’aux sensations et à l’instinct. Je me suis rendu compte de cette éducation des sens lorsque j’ai commencé à m’intéresser aux escargots. Habitué à observer les oiseaux, je sortais le nez en l’air, jumelles autour du cou, attentif aux cris, aux chants et aux mouvements furtifs dans les branches. Je dus apprendre une manière de voir toute nouvelle, à porter mon regard non plus vers le ciel mais vers la terre. D’abord trouver le bon endroit – dépression au pied d’un arbre, base de rocher, fissure moussue. Puis, le nez dans les feuilles mortes, l’horizon restreint à quelques dizaines de centimètres carrés, chercher la forme hélicoïdale qui trahit la présence d’escargots de 3 ou 4 millimètres de haut. Quand on regarde la forêt de cette façon, un monde nouveau apparaît, peuplé d’une multitude de petits êtres, iules, cloportes, blattes, collemboles, grillons. »
Histoire naturelle et voyages d’exploration (p. 17-21)
Protéger la biodiversité (p. 77-81)
Extrait court
« Lorsqu’il part en campagne, le naturaliste est dans un état de veille bien différent de celui du promeneur ordinaire. Il voit, il entend, il sent des choses qui échappent au profane. Sur un chemin de sous-bois qui invite à la rêverie, l’ornithologue sait qu’il est dans le territoire du pouillot siffleur. L’oiseau est difficile à voir, petite boule verdâtre et jaune cantonnée à la canopée, mais il est trahi par son chant peu sonore, qui rappelle le démarrage d’une mobylette. Notre ornithologue sait aussi qu’un pic noir maraude dans le secteur, en voyant un tronc tombé, déchiqueté par le bec puissant de l’oiseau à la recherche d’insectes juteux. Sur le même tronc, le coléoptériste trouve la larve de la magnifique rosalie des Alpes, puis il repère le mouvement furtif de la cicindèle sylvestre qui file entre les feuilles mortes. Le malacologue, quant à lui, alerté par des traces de mucus datant de la nuit précédente, déniche sous le tronc l’imposante limace léopard et, attiré par une dépression au pied d’un hêtre, y décèle les minuscules maillots pagodules à la coquille ornementée. L’arachnologue, d’abord intéressé par la gracile tétragnathe qui tisse sa toile dans les herbes du bord du chemin, s’approche lui aussi du tronc tombé et, après une recherche attentive, soulève un petit clapet parfaitement camouflé qui révèle l’entrée du terrier d’une mygale. Chacun aura sans doute remarqué les essences dominantes de la forêt, aura peut-être identifié les empreintes dans la boue du chemin comme étant celles d’un chevreuil ou d’un sanglier, et se sera félicité de passer un moment dans ce bel endroit tranquille. Mais tous auront vu des choses différentes, ayant lu la forêt à travers leur propre prisme en forme d’oiseau, de scarabée, d’escargot ou d’araignée. Dans la jungle ou au bord d’un étang, le naturaliste est aux aguets, il saisit ce que nul autre ne remarque. Cette attention aux signes de la nature devient une seconde nature : partout il laisse traîner son œil ou son oreille, à l’affût sans même y penser. Même au cœur de Paris, les nuits d’automne, des cris ténus venus du ciel trahissent pour qui sait entendre le passage des grives mauvis en migration.
Cette façon de regarder son environnement demande un apprentissage. Il s’agit de pratiques qui sont parfois difficilement reproductibles ou explicables, parce qu’elles font autant appel au raisonnement et à l’observation qu’aux sensations et à l’instinct. Je me suis rendu compte de cette éducation des sens lorsque j’ai commencé à m’intéresser aux escargots. Habitué à observer les oiseaux, je sortais le nez en l’air, jumelles autour du cou, attentif aux cris, aux chants et aux mouvements furtifs dans les branches. Je dus apprendre une manière de voir toute nouvelle, à porter mon regard non plus vers le ciel mais vers la terre. D’abord trouver le bon endroit – dépression au pied d’un arbre, base de rocher, fissure moussue. Puis, le nez dans les feuilles mortes, l’horizon restreint à quelques dizaines de centimètres carrés, chercher la forme hélicoïdale qui trahit la présence d’escargots de 3 ou 4 millimètres de haut. Quand on regarde la forêt de cette façon, un monde nouveau apparaît, peuplé d’une multitude de petits êtres, iules, cloportes, blattes, collemboles, grillons. »
(p. 39-42)
Histoire naturelle et voyages d’exploration (p. 17-21)
Protéger la biodiversité (p. 77-81)
Extrait court