
La juste distance :
« La distance qu’un photographe entretient avec son sujet ressemble à celle que peuvent avoir deux danseurs. C’est dans la perception du corps de l’autre pour le danseur et dans l’interaction que le photographe a avec son sujet que l’un et l’autre découvriront leur spécificité. Il s’agit de trouver le juste écart entre les deux partenaires pour que chacun ait suffisamment de liberté dans ses mouvements et qu’en même temps il puisse se sentir en contact avec l’autre.
Ansel Adams, quand il saisit les paysages américains, ne s’émeut que de leur grandeur et ne cherche en aucun cas à y laisser la moindre trace de sa présence : il se fait le plus silencieux possible. Robert Doisneau, au contraire, bien qu’on le sente pénétré de la tendresse des scènes qu’il traverse, vient sans doute un peu à sa manière les provoquer. Il se dégage des images de ces techniciens, de la manière qu’ils ont eue d’orchestrer la rencontre, de la mettre en scène, même le plus discrètement possible, une singularité irréductible. Le spectateur, que ce soit d’un paysage, d’un portrait, d’une nature morte ou de tout autre sujet, trouve une place plus ou moins habitable dans l’espace que le spécialiste de l’image aura laissé entre son sujet et lui. Certains excluent presque le spectateur de leurs images ; d’autres lui laissent une place à leur côté.
On dit souvent d’un photographe qu’il porte un “regard sur le monde”, mais ne pourrait-on dire tout aussi justement que le monde porte un regard sur lui ? Le débutant a souvent du mal à sortir son appareil devant un inconnu, il pense que l’on ne verra en lui qu’un curieux, un malappris ou, pire, une sorte de voyeur. Il part du principe que le mouvement photographique est à sens unique, qu’il va changer le monde, sans bien sûr envisager d’être lui-même changé. Peu à peu, l’expérience venant, il comprend qu’une image réussie est moins le résultat d’un regard sur le monde, celui du photographe, qu’un échange de regards, que c’est la rencontre artiste/modèle qui est le lieu même de cette réussite.
C’est pour cette raison que j’ai soin désormais d’impliquer de plus en plus le sujet dans ma démarche. Je prends le temps d’expliquer à chacun mes motivations, convictions et attentes en matière de rencontre photographique. Lorsque, dans la rue, dans le métro ou sur le quai d’un port, je demande à un inconnu qu’il m’accorde “la faveur de réaliser son portrait”, je sais qu’il est en mesure de refuser, et qu’il aurait été sûrement plus simple de ne pas lui demander cette permission. Parce que je me suis plié à cet exercice d’honnêteté, plusieurs photographies m’ont échappé. Pourtant, je continue à croire que l’espace qui s’ouvre lors d’une vraie rencontre est bien plus riche que celui d’un cliché pris à la dérobée. C’est justement à partir de ce consentement que commence réellement le travail du technicien. C’est grâce à lui qu’il guide le sujet afin qu’il se place dans la lumière la plus favorable, grâce à lui également qu’il retrouve dans son regard la trace de singularité qui lui avait plu à l’origine. Souvent je pose à mon modèle quelques questions simples pour en apprendre davantage sur son identité, et c’est dans ces infimes informations, ces brefs entretiens, que je vais chercher la manière de réaliser ma photographie. Il y a dans la profondeur du regard de chaque être humain, lorsque l’on s’y plonge avec méthode, suffisamment d’énergie et d’information pour réussir n’importe quelle image. Un bon portrait, ce n’est bien souvent qu’une question de temps.
Photographier a le pouvoir de multiplier anormalement le nombre de rencontres que l’on peut faire dans une journée, comme dans une vie. C’est ce qui rend cette pratique euphorisante, presque addictive. Être photographe donne un droit de regard sur l’intimité de chacun, une sorte d’autorisation tacite à la juste curiosité, et cela sans que l’on soit trop soupçonné d’autres vices. J’apprécie infiniment le moment où je pose mes yeux sur ceux d’un homme ou d’une femme avec la même insistance que ceux d’un amant. J’aime sentir que j’aperçois ce que d’autres ne voient pas, le creux d’une joue, la pâleur d’un front ou la douceur d’une nuque, amassant ainsi, rencontre après rencontre, un trésor immatériel, une collection d’identités, un inventaire de beauté particulière. Je tâche de m’en souvenir chaque fois que disparaît dans l’anonymat de la foule une “passante”, dont je viens de faire le portrait et me demande si j’ai réussi la photographie. Il me revient alors ces vers de Baudelaire :
Un éclair? puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? »
Le sujet qu’est la lumière (p. 19-22)
La faculté photographique (p. 72-76)
Extrait court
« La distance qu’un photographe entretient avec son sujet ressemble à celle que peuvent avoir deux danseurs. C’est dans la perception du corps de l’autre pour le danseur et dans l’interaction que le photographe a avec son sujet que l’un et l’autre découvriront leur spécificité. Il s’agit de trouver le juste écart entre les deux partenaires pour que chacun ait suffisamment de liberté dans ses mouvements et qu’en même temps il puisse se sentir en contact avec l’autre.
Ansel Adams, quand il saisit les paysages américains, ne s’émeut que de leur grandeur et ne cherche en aucun cas à y laisser la moindre trace de sa présence : il se fait le plus silencieux possible. Robert Doisneau, au contraire, bien qu’on le sente pénétré de la tendresse des scènes qu’il traverse, vient sans doute un peu à sa manière les provoquer. Il se dégage des images de ces techniciens, de la manière qu’ils ont eue d’orchestrer la rencontre, de la mettre en scène, même le plus discrètement possible, une singularité irréductible. Le spectateur, que ce soit d’un paysage, d’un portrait, d’une nature morte ou de tout autre sujet, trouve une place plus ou moins habitable dans l’espace que le spécialiste de l’image aura laissé entre son sujet et lui. Certains excluent presque le spectateur de leurs images ; d’autres lui laissent une place à leur côté.
On dit souvent d’un photographe qu’il porte un “regard sur le monde”, mais ne pourrait-on dire tout aussi justement que le monde porte un regard sur lui ? Le débutant a souvent du mal à sortir son appareil devant un inconnu, il pense que l’on ne verra en lui qu’un curieux, un malappris ou, pire, une sorte de voyeur. Il part du principe que le mouvement photographique est à sens unique, qu’il va changer le monde, sans bien sûr envisager d’être lui-même changé. Peu à peu, l’expérience venant, il comprend qu’une image réussie est moins le résultat d’un regard sur le monde, celui du photographe, qu’un échange de regards, que c’est la rencontre artiste/modèle qui est le lieu même de cette réussite.
C’est pour cette raison que j’ai soin désormais d’impliquer de plus en plus le sujet dans ma démarche. Je prends le temps d’expliquer à chacun mes motivations, convictions et attentes en matière de rencontre photographique. Lorsque, dans la rue, dans le métro ou sur le quai d’un port, je demande à un inconnu qu’il m’accorde “la faveur de réaliser son portrait”, je sais qu’il est en mesure de refuser, et qu’il aurait été sûrement plus simple de ne pas lui demander cette permission. Parce que je me suis plié à cet exercice d’honnêteté, plusieurs photographies m’ont échappé. Pourtant, je continue à croire que l’espace qui s’ouvre lors d’une vraie rencontre est bien plus riche que celui d’un cliché pris à la dérobée. C’est justement à partir de ce consentement que commence réellement le travail du technicien. C’est grâce à lui qu’il guide le sujet afin qu’il se place dans la lumière la plus favorable, grâce à lui également qu’il retrouve dans son regard la trace de singularité qui lui avait plu à l’origine. Souvent je pose à mon modèle quelques questions simples pour en apprendre davantage sur son identité, et c’est dans ces infimes informations, ces brefs entretiens, que je vais chercher la manière de réaliser ma photographie. Il y a dans la profondeur du regard de chaque être humain, lorsque l’on s’y plonge avec méthode, suffisamment d’énergie et d’information pour réussir n’importe quelle image. Un bon portrait, ce n’est bien souvent qu’une question de temps.
Photographier a le pouvoir de multiplier anormalement le nombre de rencontres que l’on peut faire dans une journée, comme dans une vie. C’est ce qui rend cette pratique euphorisante, presque addictive. Être photographe donne un droit de regard sur l’intimité de chacun, une sorte d’autorisation tacite à la juste curiosité, et cela sans que l’on soit trop soupçonné d’autres vices. J’apprécie infiniment le moment où je pose mes yeux sur ceux d’un homme ou d’une femme avec la même insistance que ceux d’un amant. J’aime sentir que j’aperçois ce que d’autres ne voient pas, le creux d’une joue, la pâleur d’un front ou la douceur d’une nuque, amassant ainsi, rencontre après rencontre, un trésor immatériel, une collection d’identités, un inventaire de beauté particulière. Je tâche de m’en souvenir chaque fois que disparaît dans l’anonymat de la foule une “passante”, dont je viens de faire le portrait et me demande si j’ai réussi la photographie. Il me revient alors ces vers de Baudelaire :
Un éclair? puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? »
(p. 51-54)
Le sujet qu’est la lumière (p. 19-22)
La faculté photographique (p. 72-76)
Extrait court