Les Malices du fil, Petits démêlés sur la broderie et l’art d’orner
Agnès Guillemot
Piquer l’aiguille dans le tissu, tirer le fil, puis repiquer plus loin, et recommencer. Ce geste a traversé le temps et l’espace : il réunit depuis la préhistoire des générations de brodeuses et brodeurs qui possèdent l’art d’orner une étoffe par du fil, des perles, des rubans pour célébrer, distinguer, raconter, porter chance ou protéger du mauvais sort. Rares sont les peuples qui ignorent cet artisanat universel et nomade, nourri des migrations et du croisement des savoir-faire. Au fil des siècles, son usage s’est décliné, et la broderie touche à présent bien des sphères, des créations de la haute couture aux uniformes militaires, en passant par les costumes de spectacle ou régionaux, les ornements liturgiques, le linge de maison d’antan?
Dans ce foisonnement, la silhouette d’une jeune fille, d’une mère, d’une grand-mère penchée sur son ouvrage n’est jamais loin. Car, excepté en Inde, l’activité est presque exclusivement féminine. De la reine Mathilde et sa ? tapisserie » de Bayeux (en fait, une broderie !) aux artistes contemporaines telles Louise Bourgeois et Annette Messager, sans oublier toutes les ? petites mains » anonymes, des générations de femmes se sont adonnées des milliers d’heures durant à la broderie, s’appropriant des techniques ancestrales comme moyen d’expression, y compris de militantisme féministe.
Travailler de ses mains, utiliser ses sens et sa créativité, répéter des gestes jusqu’à leur maîtrise complète revient à se tenir à contre-courant d’un monde toujours plus frénétique, productiviste, virtuel et impersonnel. La broderie valorise la transmission, le respect des anciens autant que l’innovation et le mélange des savoir-faire. S’esquisse alors, au cœur de l’atelier, un autre rapport au temps, à soi, au monde et aux autres, de quoi renouveler à jamais son regard et déployer un horizon infini.