Dites-moi ce que vous habitez et je vous dirai qui vous êtes ! :
« Résidence de caractère, chaque cabane est unique. Souvent faite d’ajouts, de bric et de broc, loin de tout plan mathématique, elle se joue des règles de construction. Elle échappe aux conventions comme aux canons de l’architecture et se pose comme un défi à l’uniformisation, une infraction à la norme. Authentique et non préfabriquée, elle ressemble à son occupant : elle est la projection d’une personnalité sur l’espace. Élaborer soi-même sa demeure, y apposer sa signature, ses fantaisies, y ajouter un supplément d’âme concourt à la griserie d’une singularité affirmée. La plus belle cabane est ainsi celle que son habitant aura construite lui-même, tel l’oiseau bâtissant son nid, comme l’écho fidèle de son être intime. Transposée de l’esprit à la matière, de l’estampe onirique à la résidence sur la terre, la cabane possède le pouvoir de renouveler des sentiments intemporels. Habitant enfin son projet, son occupant accède à la fierté d’une idée menée à bien et s’enveloppe d’une perfection esthétique dont chaque élément du cadre est une pièce de l’idéal recherché. Emerson visait à capter la spiritualité des paysages. Thoreau, en disciple éclairé, y fut sensible, et le potentiel spirituel des lieux fut une raison d’élever sa cabane en bordure de Walden, modeste étang sis dans un bois à quelques encablures de la bourgade de Concord. Dans le Montana, au pays de Yaak, Rick Bass prit l’habitude de s’isoler pour écrire dans une modeste cabane située à l’écart de son domicile principal. Elle jouxtait un marais, terrain d’inspiration rêvé. Les deux écrivains ne s’y étaient pas trompés : les points d’eau sont éminemment spirituels, ils démultiplient la végétation qui les borde, ils agrandissent les perspectives, ce sont des avenues ouvertes. Non plus simple rêve d’où elle a tiré sa substance mais expression palpable du désir réalisé, la cabane intérieure – celle qui vibrait dans les profondeurs de l’être et qui jamais n’a lâché prise – prend forme. Elle sera revitalisée de séjour en séjour, d’escale en escale, par les mille souvenirs du passant devenu bâtisseur.
Pendant des semaines, remettre sur pied ma cabane chilote a exigé des efforts renouvelés. Peu à peu, je la consolidais comme le mineur étaie sa galerie : jours de plénitude, jours où je pestais contre cette encolure de zinc dont je ne parvenais pas à assurer l’étanchéité, contre cette vitre que je n’arrivais pas à faire entrer dans le châssis destiné à la maintenir. Il me fallait concilier l’audace de l’architecte et le geste habile du charpentier. Mes travaux m’ont attaché sentimentalement à ma cabane. Mes vêtements sont imprégnés de ses odeurs : celle de ses planches, des fumées du poêle. Je sais précisément où l’eau sape et ronge ses fondations. Je lis comme dans un livre ouvert chaque coup de rabot inscrit dans un bois dont je connais le moindre nœud. Je distingue l’endroit exact où les bardeaux se courbent et tirent sur leurs clous. J’ai aussi vu des cathédrales de nuages décharger leur colère sur cette chère bicoque, les nuits où la puissance sauvage des tempêtes cherchait à la terrasser. Bercée par les coups de vent, elle se plaignait comme un vieux gréement.
Puis le temps a passé. À force de travail, j’ai fini par en agrandir les murs. Je lui ai infligé tant de modifications que je crains de l’avoir changée en une construction plus prétentieuse, étanche et salubre. Elle portera bientôt un autre nom. Elle risque même d’endosser le statut de maison si je n’y prends garde. Je serai contraint de réexaminer ma relation à la sédentarité. Me voici d’une autre manière confronté à la refondation de mon logis. J’y vis désormais à plein temps, au risque de trahir mes intentions, de sacrifier l’étroitesse à la démesure et de franchir la frontière identitaire entre l’homme de passage et l’homme établi. Comme toute possession d’envergure, la maison rend esclave. Robinson lui-même se contenta d’un simple carbet avant de construire une cabane solide et durable. Quant au futur saint Serge de Radonège, aspirant à devenir moine, il partit vivre en pleine forêt, dans une cabane, non loin de Rostov. C’est là qu’il fonda au XIVe siècle, et après plusieurs années d’une vie recluse au milieu des loups et des ours, la célèbre église orthodoxe de la Sainte-Trinité. On raconte que le retraitant prit l’habitude de brûler son ermitage tous les ans, non seulement en signe de non-attachement aux choses et de mise en garde contre la tentation de posséder, mais aussi afin que l’austérité entretînt sa robustesse physique et morale. Cette nouvelle projection est source de questionnements imprévus. Rester, demeurer, autrement dit s’établir à demeure, c’est s’engager sur un autre chemin. Mes aménagements sont déjà l’indice d’une vie installée. J’étais l’ami d’Abel, l’éleveur, père des peuples nomades. Je me suis rapproché de Caïn, l’agriculteur, l’ancêtre des peuples sédentaires, celui qui a tué le nomade, par intransigeance, par jalousie de sa liberté, par haine de l’altérité. Je reste pourtant sans attaches et mon logis se veut l’enveloppe d’un idéal concrétisé, d’un état sans cesse en devenir. »
Le rôle initiatique de la cabane (p. 23-27)
Le dedans, le dehors et le retour à l’essentiel (p. 29-33)
Extrait court
« Résidence de caractère, chaque cabane est unique. Souvent faite d’ajouts, de bric et de broc, loin de tout plan mathématique, elle se joue des règles de construction. Elle échappe aux conventions comme aux canons de l’architecture et se pose comme un défi à l’uniformisation, une infraction à la norme. Authentique et non préfabriquée, elle ressemble à son occupant : elle est la projection d’une personnalité sur l’espace. Élaborer soi-même sa demeure, y apposer sa signature, ses fantaisies, y ajouter un supplément d’âme concourt à la griserie d’une singularité affirmée. La plus belle cabane est ainsi celle que son habitant aura construite lui-même, tel l’oiseau bâtissant son nid, comme l’écho fidèle de son être intime. Transposée de l’esprit à la matière, de l’estampe onirique à la résidence sur la terre, la cabane possède le pouvoir de renouveler des sentiments intemporels. Habitant enfin son projet, son occupant accède à la fierté d’une idée menée à bien et s’enveloppe d’une perfection esthétique dont chaque élément du cadre est une pièce de l’idéal recherché. Emerson visait à capter la spiritualité des paysages. Thoreau, en disciple éclairé, y fut sensible, et le potentiel spirituel des lieux fut une raison d’élever sa cabane en bordure de Walden, modeste étang sis dans un bois à quelques encablures de la bourgade de Concord. Dans le Montana, au pays de Yaak, Rick Bass prit l’habitude de s’isoler pour écrire dans une modeste cabane située à l’écart de son domicile principal. Elle jouxtait un marais, terrain d’inspiration rêvé. Les deux écrivains ne s’y étaient pas trompés : les points d’eau sont éminemment spirituels, ils démultiplient la végétation qui les borde, ils agrandissent les perspectives, ce sont des avenues ouvertes. Non plus simple rêve d’où elle a tiré sa substance mais expression palpable du désir réalisé, la cabane intérieure – celle qui vibrait dans les profondeurs de l’être et qui jamais n’a lâché prise – prend forme. Elle sera revitalisée de séjour en séjour, d’escale en escale, par les mille souvenirs du passant devenu bâtisseur.
Pendant des semaines, remettre sur pied ma cabane chilote a exigé des efforts renouvelés. Peu à peu, je la consolidais comme le mineur étaie sa galerie : jours de plénitude, jours où je pestais contre cette encolure de zinc dont je ne parvenais pas à assurer l’étanchéité, contre cette vitre que je n’arrivais pas à faire entrer dans le châssis destiné à la maintenir. Il me fallait concilier l’audace de l’architecte et le geste habile du charpentier. Mes travaux m’ont attaché sentimentalement à ma cabane. Mes vêtements sont imprégnés de ses odeurs : celle de ses planches, des fumées du poêle. Je sais précisément où l’eau sape et ronge ses fondations. Je lis comme dans un livre ouvert chaque coup de rabot inscrit dans un bois dont je connais le moindre nœud. Je distingue l’endroit exact où les bardeaux se courbent et tirent sur leurs clous. J’ai aussi vu des cathédrales de nuages décharger leur colère sur cette chère bicoque, les nuits où la puissance sauvage des tempêtes cherchait à la terrasser. Bercée par les coups de vent, elle se plaignait comme un vieux gréement.
Puis le temps a passé. À force de travail, j’ai fini par en agrandir les murs. Je lui ai infligé tant de modifications que je crains de l’avoir changée en une construction plus prétentieuse, étanche et salubre. Elle portera bientôt un autre nom. Elle risque même d’endosser le statut de maison si je n’y prends garde. Je serai contraint de réexaminer ma relation à la sédentarité. Me voici d’une autre manière confronté à la refondation de mon logis. J’y vis désormais à plein temps, au risque de trahir mes intentions, de sacrifier l’étroitesse à la démesure et de franchir la frontière identitaire entre l’homme de passage et l’homme établi. Comme toute possession d’envergure, la maison rend esclave. Robinson lui-même se contenta d’un simple carbet avant de construire une cabane solide et durable. Quant au futur saint Serge de Radonège, aspirant à devenir moine, il partit vivre en pleine forêt, dans une cabane, non loin de Rostov. C’est là qu’il fonda au XIVe siècle, et après plusieurs années d’une vie recluse au milieu des loups et des ours, la célèbre église orthodoxe de la Sainte-Trinité. On raconte que le retraitant prit l’habitude de brûler son ermitage tous les ans, non seulement en signe de non-attachement aux choses et de mise en garde contre la tentation de posséder, mais aussi afin que l’austérité entretînt sa robustesse physique et morale. Cette nouvelle projection est source de questionnements imprévus. Rester, demeurer, autrement dit s’établir à demeure, c’est s’engager sur un autre chemin. Mes aménagements sont déjà l’indice d’une vie installée. J’étais l’ami d’Abel, l’éleveur, père des peuples nomades. Je me suis rapproché de Caïn, l’agriculteur, l’ancêtre des peuples sédentaires, celui qui a tué le nomade, par intransigeance, par jalousie de sa liberté, par haine de l’altérité. Je reste pourtant sans attaches et mon logis se veut l’enveloppe d’un idéal concrétisé, d’un état sans cesse en devenir. »
(p. 61-65)
Le rôle initiatique de la cabane (p. 23-27)
Le dedans, le dehors et le retour à l’essentiel (p. 29-33)
Extrait court