Collection « Petite philosophie du voyage »
Le rôle initiatique de la cabane :
« La cabane dont je garde le souvenir le plus marquant se trouve entre le canal de Beagle et le lac Fagnano, sur un sentier en partie disparu qu’empruntaient autrefois les Onas. Les derniers survivants de ce peuple nomade avaient initié Lucas Bridges – fils d’un pasteur anglais fondateur de la première estancia de la Terre de Feu en 1887 – à leurs techniques de chasse, leurs coutumes, leurs itinéraires sacrés. Les récits de Bridges m’avaient attiré vers ce monde disparu.
C’est en cheminant par des vallées colonisées par les castors, en franchissant rus et rivières tumultueuses aux rives bordées d’enchevêtrements d’arbres morts que je parvins au Rancho Lata, une cabane bancale faite de tôles et de planches disjointes. Elle fut élevée en 1900 par les membres de la famille Bridges en retrait d’une rivière aux eaux murmurantes, à l’aube du siècle qui vit disparaître les derniers aborigènes fuégiens. Depuis, elle n’a cessé d’être rapiécée par les rares passants, comme par une volonté de sauvegarder un précieux héritage. En sacrifiant à mon tour à de menus travaux de réfection, je songeai aux individus qui avaient veillé, mêlé leurs langues et leurs savoirs entre les planches du rancho : quelques explorateurs de renom et les Onas qui de tout temps s’étaient abrités sous des huttes. En marchant dans leurs pas, en reposant mon corps sur le même sol, j’approchai le substrat nourricier de ces hommes et redécouvris le lien ancestral et intemporel qui nous attache à la terre. Je me sentis retranché de mon époque, à l’écoute de mes instincts, de la mémoire fuégienne, du geste et des modes rituels de ce peuple premier. Par un recours aux lois oubliées de la nature, j’éprouvai la survivance d’une condition ancienne. Ce chemin avait valeur d’initiation. L’âme des Onas y reposait de part en part.
Siège d’une renaissance, séjour purificateur des âmes en transition, résidence des morts ou encore des dieux, l’habitat traditionnel des peuples premiers emprunte de nombreuses déclinaisons. Qu’il délimite un espace de régénérescence, encadre la mort ou héberge une éminence religieuse à laquelle on voue un culte, il ancre un peuple dans ses spécificités culturelles.
Ainsi, pour les Indiens des plaines nord-américaines, le tipi est un marqueur social. Il accueille les jeunes mis à l’isolement, pour une rencontre avec la vie sauvage lors d’une épreuve de passage à l’âge adulte. Il protège la femme isolée pendant ses menstruations. À vocation spirituelle, la loge de sudation constitue une spécificité identitaire d’une portée puissante. Son élaboration donne lieu à une cérémonie accompagnée de chants. Les impétrants introduisent des pierres chauffées sur un brasier, les aspergent d’eau puis ferment les évents. Le bain de vapeur assure une purification du corps et de l’esprit. La loge est ainsi placée au cœur d’un rituel communautaire hautement symbolique au cours duquel chaque individu est amené à subir une renaissance. Elle raffermit le lien entre l’homme et le cosmos.
Chez les Alakalufs des canaux de Patagonie, la dépouille d’un défunt, entourée de ses effets personnels, était entreposée dans un toldo. Cette hutte aux arceaux en bois de canelo couverts de peaux de phoque faisait office de cellule mortuaire. Elle assurait le passage de la vie à la mort, avant d’être frappée d’interdit, de peur qu’elle ne fût hantée par l’esprit du mal. Détourné de sa vocation première d’abri traditionnel, le toldo se convertissait en antichambre du voyage vers l’outre-monde.
Cette relation presque mystique avec la nature anime les hommes. Deux mille ans avant notre ère, en Crète, la civilisation minoenne affirmait déjà, par le choix de ses divinités, sa vénération pour les règnes animal et végétal. Aux abords des sépultures de leurs disparus, les Minoens élevaient des cabanes de pierre à l’intérieur desquelles ils dressaient des autels destinés à recevoir des ex-voto ou des offrandes sous forme de nourriture. De cette façon, ils honoraient les esprits des morts appelés à devenir des dieux. La cabane était à la fois le lieu privilégié de la mémoire et la sentinelle sacrée d’un culte dédié aux forces de la nature. »
Le dedans, le dehors et le retour à l’essentiel (p. 29-33)
Dites-moi ce que vous habitez et je vous dirai qui vous êtes ! (p. 61-65)
Extrait court
« La cabane dont je garde le souvenir le plus marquant se trouve entre le canal de Beagle et le lac Fagnano, sur un sentier en partie disparu qu’empruntaient autrefois les Onas. Les derniers survivants de ce peuple nomade avaient initié Lucas Bridges – fils d’un pasteur anglais fondateur de la première estancia de la Terre de Feu en 1887 – à leurs techniques de chasse, leurs coutumes, leurs itinéraires sacrés. Les récits de Bridges m’avaient attiré vers ce monde disparu.
C’est en cheminant par des vallées colonisées par les castors, en franchissant rus et rivières tumultueuses aux rives bordées d’enchevêtrements d’arbres morts que je parvins au Rancho Lata, une cabane bancale faite de tôles et de planches disjointes. Elle fut élevée en 1900 par les membres de la famille Bridges en retrait d’une rivière aux eaux murmurantes, à l’aube du siècle qui vit disparaître les derniers aborigènes fuégiens. Depuis, elle n’a cessé d’être rapiécée par les rares passants, comme par une volonté de sauvegarder un précieux héritage. En sacrifiant à mon tour à de menus travaux de réfection, je songeai aux individus qui avaient veillé, mêlé leurs langues et leurs savoirs entre les planches du rancho : quelques explorateurs de renom et les Onas qui de tout temps s’étaient abrités sous des huttes. En marchant dans leurs pas, en reposant mon corps sur le même sol, j’approchai le substrat nourricier de ces hommes et redécouvris le lien ancestral et intemporel qui nous attache à la terre. Je me sentis retranché de mon époque, à l’écoute de mes instincts, de la mémoire fuégienne, du geste et des modes rituels de ce peuple premier. Par un recours aux lois oubliées de la nature, j’éprouvai la survivance d’une condition ancienne. Ce chemin avait valeur d’initiation. L’âme des Onas y reposait de part en part.
Siège d’une renaissance, séjour purificateur des âmes en transition, résidence des morts ou encore des dieux, l’habitat traditionnel des peuples premiers emprunte de nombreuses déclinaisons. Qu’il délimite un espace de régénérescence, encadre la mort ou héberge une éminence religieuse à laquelle on voue un culte, il ancre un peuple dans ses spécificités culturelles.
Ainsi, pour les Indiens des plaines nord-américaines, le tipi est un marqueur social. Il accueille les jeunes mis à l’isolement, pour une rencontre avec la vie sauvage lors d’une épreuve de passage à l’âge adulte. Il protège la femme isolée pendant ses menstruations. À vocation spirituelle, la loge de sudation constitue une spécificité identitaire d’une portée puissante. Son élaboration donne lieu à une cérémonie accompagnée de chants. Les impétrants introduisent des pierres chauffées sur un brasier, les aspergent d’eau puis ferment les évents. Le bain de vapeur assure une purification du corps et de l’esprit. La loge est ainsi placée au cœur d’un rituel communautaire hautement symbolique au cours duquel chaque individu est amené à subir une renaissance. Elle raffermit le lien entre l’homme et le cosmos.
Chez les Alakalufs des canaux de Patagonie, la dépouille d’un défunt, entourée de ses effets personnels, était entreposée dans un toldo. Cette hutte aux arceaux en bois de canelo couverts de peaux de phoque faisait office de cellule mortuaire. Elle assurait le passage de la vie à la mort, avant d’être frappée d’interdit, de peur qu’elle ne fût hantée par l’esprit du mal. Détourné de sa vocation première d’abri traditionnel, le toldo se convertissait en antichambre du voyage vers l’outre-monde.
Cette relation presque mystique avec la nature anime les hommes. Deux mille ans avant notre ère, en Crète, la civilisation minoenne affirmait déjà, par le choix de ses divinités, sa vénération pour les règnes animal et végétal. Aux abords des sépultures de leurs disparus, les Minoens élevaient des cabanes de pierre à l’intérieur desquelles ils dressaient des autels destinés à recevoir des ex-voto ou des offrandes sous forme de nourriture. De cette façon, ils honoraient les esprits des morts appelés à devenir des dieux. La cabane était à la fois le lieu privilégié de la mémoire et la sentinelle sacrée d’un culte dédié aux forces de la nature. »
(p. 23-27)
Le dedans, le dehors et le retour à l’essentiel (p. 29-33)
Dites-moi ce que vous habitez et je vous dirai qui vous êtes ! (p. 61-65)
Extrait court
