On peint une émotion :
« D’ailleurs on ne peint pas une chose, en fait, on peint une émotion. Un lien. Le surgissement d’une rencontre. Ce que l’on entend lorsque, enfin, on se met à l’écoute – l’enfant le sait bien qui peint d’immenses soleils orange pour signifier que sa vie est joyeuse, qui omet de dessiner la porte de la maison si son cœur est dans la peine. On peint l’appel qu’un fragment du réel – une vieille pompe à essence montant la garde à l’entrée d’un village du Gévaudan, un baobab solitaire égaré à la frontière mauritanienne, une chapelle surplombant les gorges de l’Allier? – a lancé vers vous. On peint le bruit du vent sur le mont Lozère ou la peur du sanglier dans une sapinière mauve. On peint les arbres, le sol roux d’aiguilles sèches, et puis on met du mauve parce que le mauve, à cet instant précis, l’estomac un peu contracté, le cœur un peu trop gros pour la poitrine, est la couleur de la peur. Ou encore : ce lac est froid, je le sais, j’ai tenté en vain de le traverser et, des années plus tard, mes muscles en gardent encore la mémoire. En le peignant, j’intégrerai ce froid à toutes les informations que m’ont données mes yeux. Il y gagnera une teinte plutôt plombée (de celles que l’on obtient en cassant le cobalt avec un peu de terre de Sienne brûlée), et puis mon trait s’étirera au souvenir des deux jours passés à le longer en cherchant un passage.
De par sa faculté d’arrêter les horloges, de par la porosité qu’il suppose avec le réel, le dessin recèle un prodigieux pouvoir de cristallisation des émotions qui viennent s’agglomérer, invisibles et pourtant présentes, à la cellulose du papier, aux pigments bigarrés et à la poussière de la route. En définitive, que rapporte-t-on d’un voyage ? De quelles fibres nos souvenirs sont-ils tissés ? Explorez vos mémoires. Vous y trouverez des myriades de sons et de couleurs, de parfums et de textures qu’aucun cliché ne saurait suffire à traduire. À la façon de la “mémoire de l’intelligence” de Marcel Proust, les photos ne viennent – ou ne devraient venir – que par surcroît, en guise de mémento. La cloche de la cathédrale perdue dans les marécages de l’île de Torcello, près de Venise, un soir que le soleil rouge et gonflé comme une voile n’en finissait pas de s’abîmer dans la mer. L’odeur mêlée de sable et de piment à l’aéroport de Dakar, première rencontre, jamais oubliée, avec l’Afrique. Une chanson de Violeta Para qui me poursuit de façon obsédante tout le long d’une vallée des Andes? Le tout assimilé, à jamais confondu. “Corazón maldito, por qué palpitas si?” : plus jamais je ne pourrai entendre cet air sans revoir aussitôt les contreforts de l’Aconcagua. Un effluve saisi au hasard des couloirs du métro et me voici de retour au Sénégal. Et le bois de ce lit entaillé par l’empreinte de petites incisives, du temps où j’étais un castor, cela fait trente ans et j’en sais encore le goût. »
Le temps (p. 19-22)
L’expérience du zen (p. 55-58)
Extrait court
« D’ailleurs on ne peint pas une chose, en fait, on peint une émotion. Un lien. Le surgissement d’une rencontre. Ce que l’on entend lorsque, enfin, on se met à l’écoute – l’enfant le sait bien qui peint d’immenses soleils orange pour signifier que sa vie est joyeuse, qui omet de dessiner la porte de la maison si son cœur est dans la peine. On peint l’appel qu’un fragment du réel – une vieille pompe à essence montant la garde à l’entrée d’un village du Gévaudan, un baobab solitaire égaré à la frontière mauritanienne, une chapelle surplombant les gorges de l’Allier? – a lancé vers vous. On peint le bruit du vent sur le mont Lozère ou la peur du sanglier dans une sapinière mauve. On peint les arbres, le sol roux d’aiguilles sèches, et puis on met du mauve parce que le mauve, à cet instant précis, l’estomac un peu contracté, le cœur un peu trop gros pour la poitrine, est la couleur de la peur. Ou encore : ce lac est froid, je le sais, j’ai tenté en vain de le traverser et, des années plus tard, mes muscles en gardent encore la mémoire. En le peignant, j’intégrerai ce froid à toutes les informations que m’ont données mes yeux. Il y gagnera une teinte plutôt plombée (de celles que l’on obtient en cassant le cobalt avec un peu de terre de Sienne brûlée), et puis mon trait s’étirera au souvenir des deux jours passés à le longer en cherchant un passage.
De par sa faculté d’arrêter les horloges, de par la porosité qu’il suppose avec le réel, le dessin recèle un prodigieux pouvoir de cristallisation des émotions qui viennent s’agglomérer, invisibles et pourtant présentes, à la cellulose du papier, aux pigments bigarrés et à la poussière de la route. En définitive, que rapporte-t-on d’un voyage ? De quelles fibres nos souvenirs sont-ils tissés ? Explorez vos mémoires. Vous y trouverez des myriades de sons et de couleurs, de parfums et de textures qu’aucun cliché ne saurait suffire à traduire. À la façon de la “mémoire de l’intelligence” de Marcel Proust, les photos ne viennent – ou ne devraient venir – que par surcroît, en guise de mémento. La cloche de la cathédrale perdue dans les marécages de l’île de Torcello, près de Venise, un soir que le soleil rouge et gonflé comme une voile n’en finissait pas de s’abîmer dans la mer. L’odeur mêlée de sable et de piment à l’aéroport de Dakar, première rencontre, jamais oubliée, avec l’Afrique. Une chanson de Violeta Para qui me poursuit de façon obsédante tout le long d’une vallée des Andes? Le tout assimilé, à jamais confondu. “Corazón maldito, por qué palpitas si?” : plus jamais je ne pourrai entendre cet air sans revoir aussitôt les contreforts de l’Aconcagua. Un effluve saisi au hasard des couloirs du métro et me voici de retour au Sénégal. Et le bois de ce lit entaillé par l’empreinte de petites incisives, du temps où j’étais un castor, cela fait trente ans et j’en sais encore le goût. »
(p. 65-67)
Le temps (p. 19-22)
L’expérience du zen (p. 55-58)
Extrait court