L’expérience du zen :
« J’ai toujours été frappée par le fait qu’il y a dans l’aquarelle quelque chose qui s’approche de l’expérience du zen. Une façon concentrée de faire silence, de se laisser emplir par les choses, de délaisser le sentiment au profit de la sensation. Ce n’est plus moi qui regarde la fleur, c’est la fleur qui pousse en moi ses feuilles et ses pétales. Voyage ou non, d’ailleurs. Il me suffit de me pencher sur mon carnet, de tracer au crayon quelques repères pour entrer dans la lente danse de l’eau et des couleurs et que s’arrêtent les pendules. Je me dépouille de mes facultés de raisonnement comme on laisse ses vêtements sur la rive au moment d’entrer dans l’eau d’un étang. Froide. Profonde. Merveilleusement étrangère. Étrangement amicale. De quoi faire le plein de fraîcheur et de sérénité.
On pourrait y parvenir sans aucun support. Des carmels aux chartreuses, des temples tibétains aux ashrams indiens, toutes les grandes spiritualités invitent à rejoindre cet état de vacance de l’âme dans le silence de laquelle la présence divine a une chance de se révéler. Ou le nirvana, c’est selon. Certaines de ces pratiques, sécularisées, abâtardies, se réduisent à des considérations de bien-être ou de développement personnel – ce qui à bien y réfléchir n’est déjà pas négligeable. Contemplation. Méditation. Mais l’être humain est faible : ce qu’à force de discipline spirituelle j’arriverais peut-être à effleurer, voici que l’aquarelle me l’offre au premier coup de pinceau.
Je suis à ma fenêtre. C’est l’hiver. Je contemple la ville sous la neige. Chaque arbre, chaque toit est revêtu d’une blancheur aveuglante. On perdrait la vue à la contempler. Il me faut à tout prix dire cette neige? Alors je saisis sur mon pinceau une pointe de cobalt. Car du fait de la transparence des pigments avec lesquels ils travaillent, les aquarellistes doivent composer avec une règle élémentaire : pas d’autre blanc que celui du papier. On peut tricher, certes, et s’adjoindre les services d’un tube de gouache ou d’acrylique. Pour ma part, je trouve mon compte dans le respect de la loi : me perdre dans la neige et peindre à l’outremer, découvrir que le blanc est fait de bleu, voilà pour les sens une vraie fête qui valait bien quelques contraintes pratiques.
Du bleu, encore. Il fait cette fois-ci une chaleur étouffante. Je me traîne péniblement par plus de 30 °C sous abri. C’est ma faute : j’ai mal calculé mon itinéraire et je me retrouve en plein midi le long d’un chemin sans ombre. J’arrive au petit village bourguignon de Berzé-la-Ville. Une pancarte. La Chapelle-aux-Moines, révèle mon guide, a été érigée pour les pères de Cluny au temps où cette abbaye en remontrait à Rome. Qui dit chapelle dit fraîcheur ! Je pousse la porte. Un Christ pantocrator aux yeux énormes et aux pieds nus me dévisage du haut de l’abside. Le chœur tout entier baigne dans un bleu de légende, de ceux pour qui l’on tuait, de ceux sur lesquels des fortunes entières ont été bâties. De ceux qui rendent fou. De ceux que l’on a longtemps réservés au divin, l’humanité n’étant ni assez nantie, ni assez méritante pour s’en vêtir. Cette fois-ci je ne peins ni ne crayonne ; d’autres l’ont fait pour moi voici de cela huit siècles. Il n’y a rien d’autre à faire que me tenir là, baignée de couleur. Ressourcée. Rafraîchie. »
Le temps (p. 19-22)
On peint une émotion (p. 65-67)
Extrait court
« J’ai toujours été frappée par le fait qu’il y a dans l’aquarelle quelque chose qui s’approche de l’expérience du zen. Une façon concentrée de faire silence, de se laisser emplir par les choses, de délaisser le sentiment au profit de la sensation. Ce n’est plus moi qui regarde la fleur, c’est la fleur qui pousse en moi ses feuilles et ses pétales. Voyage ou non, d’ailleurs. Il me suffit de me pencher sur mon carnet, de tracer au crayon quelques repères pour entrer dans la lente danse de l’eau et des couleurs et que s’arrêtent les pendules. Je me dépouille de mes facultés de raisonnement comme on laisse ses vêtements sur la rive au moment d’entrer dans l’eau d’un étang. Froide. Profonde. Merveilleusement étrangère. Étrangement amicale. De quoi faire le plein de fraîcheur et de sérénité.
On pourrait y parvenir sans aucun support. Des carmels aux chartreuses, des temples tibétains aux ashrams indiens, toutes les grandes spiritualités invitent à rejoindre cet état de vacance de l’âme dans le silence de laquelle la présence divine a une chance de se révéler. Ou le nirvana, c’est selon. Certaines de ces pratiques, sécularisées, abâtardies, se réduisent à des considérations de bien-être ou de développement personnel – ce qui à bien y réfléchir n’est déjà pas négligeable. Contemplation. Méditation. Mais l’être humain est faible : ce qu’à force de discipline spirituelle j’arriverais peut-être à effleurer, voici que l’aquarelle me l’offre au premier coup de pinceau.
Je suis à ma fenêtre. C’est l’hiver. Je contemple la ville sous la neige. Chaque arbre, chaque toit est revêtu d’une blancheur aveuglante. On perdrait la vue à la contempler. Il me faut à tout prix dire cette neige? Alors je saisis sur mon pinceau une pointe de cobalt. Car du fait de la transparence des pigments avec lesquels ils travaillent, les aquarellistes doivent composer avec une règle élémentaire : pas d’autre blanc que celui du papier. On peut tricher, certes, et s’adjoindre les services d’un tube de gouache ou d’acrylique. Pour ma part, je trouve mon compte dans le respect de la loi : me perdre dans la neige et peindre à l’outremer, découvrir que le blanc est fait de bleu, voilà pour les sens une vraie fête qui valait bien quelques contraintes pratiques.
Du bleu, encore. Il fait cette fois-ci une chaleur étouffante. Je me traîne péniblement par plus de 30 °C sous abri. C’est ma faute : j’ai mal calculé mon itinéraire et je me retrouve en plein midi le long d’un chemin sans ombre. J’arrive au petit village bourguignon de Berzé-la-Ville. Une pancarte. La Chapelle-aux-Moines, révèle mon guide, a été érigée pour les pères de Cluny au temps où cette abbaye en remontrait à Rome. Qui dit chapelle dit fraîcheur ! Je pousse la porte. Un Christ pantocrator aux yeux énormes et aux pieds nus me dévisage du haut de l’abside. Le chœur tout entier baigne dans un bleu de légende, de ceux pour qui l’on tuait, de ceux sur lesquels des fortunes entières ont été bâties. De ceux qui rendent fou. De ceux que l’on a longtemps réservés au divin, l’humanité n’étant ni assez nantie, ni assez méritante pour s’en vêtir. Cette fois-ci je ne peins ni ne crayonne ; d’autres l’ont fait pour moi voici de cela huit siècles. Il n’y a rien d’autre à faire que me tenir là, baignée de couleur. Ressourcée. Rafraîchie. »
(p. 55-58)
Le temps (p. 19-22)
On peint une émotion (p. 65-67)
Extrait court