Inventivité :
« Midi et demi dans ma cour. Juillet. La chaleur fait se flétrir les feuilles du potimarron mais mûrir les tomates. Une mouche tournicote en vrombissant autour de mes oreilles : Musca, de l’ordre des diptères (elle n’a que deux ailes), sous-ordre des brachycères (ses antennes sont courtes). La mouche est dotée de multiples capacités dont je ne bénéficie pas : elle peut marcher au plafond ; ses récepteurs du goût et de l’odorat (l’équivalent de nos narines et de nos papilles) se situent sur ses pattes. Elle est apparue il y a plus de 65 millions d’années et sa descendance théorique peut atteindre le chiffre horrifique de 4 trillions d’individus, soit un “1” avec dix-huit zéros derrière ! Ses yeux lui permettent de capter deux cents images par seconde contre vingt-quatre seulement pour moi, ce qui me donne peu de chances d’occire – et sa descendance potentielle avec elle – celle qui me bombine obstinément aux oreilles.
Je ne me sens guère d’affinité avec les mouches, particulièrement les jours de forte chaleur. Mais que notre petite planète Terre puisse abriter des prodiges aussi différents que la mouche et la girafe, voilà qui ne cesse de me stupéfier. Que la vie ait pu emprunter des chemins si éloignés, qu’elle ait donné à la fois la girafe et l’acacia dont elle se nourrit, la tomate qui me sustente, moi, et cette mouche qui a décidé de s’abreuver de ma sueur, n’est-ce point un profond mystère ?
C’est que le vivant se préoccupe de répondre à quelques questions essentielles : manger, dormir, se déplacer, se reproduire. Et puisqu’il y a plusieurs réponses possibles, plusieurs solutions techniques, il semblerait qu’il n’ait de cesse de les explorer toutes, puis de les combiner de chacune des manières possibles, sans jamais prétendre à la moindre sobriété. Ainsi, puisqu’il faut bien se déplacer, dotera-t-il la mouche de deux ailes, la girafe de quatre pattes asymétriques et ma propre espèce d’une évolution vers la bipédie – bientôt complétée par une certaine aptitude à passer le permis de conduire.
Alors : ailes, pattes ou nageoires ? Faites votre choix. Plumes, chitine ou membranes ? Hélices ou reptation ?? Crabe ou mille-pattes ? Frelon, méduse ou couleuvre ? Guépard ou émeu ? Raie manta ou milan royal ? Et pourquoi ne pas essayer le parasitisme comme le ténia ? Chaque animal correspond à l’une de ces expérimentations folles – de celles qui se sont révélées capables de perdurer.
Se nourrir ? Certains oiseaux dévorent chaque jour plus d’une fois leur poids, tandis qu’un papillon comme le bombyx n’a même pas de bouche : vivant sur les réserves qu’il a constituées à l’état de chenille, le pauvre ne s’alimente tout simplement pas. Un boa constrictor, on le sait, peut demeurer plusieurs années sans manger, et le délicat koala, qui ne boit jamais, a un régime constitué exclusivement des feuilles de certaines espèces d’eucalyptus? Et puisque nous parlons du koala, le petit animal pelucheux bat des records de durée de sommeil : il dort à peu près vingt-deux heures sur vingt-quatre. Sans évoquer le cas des martinets qui dorment en vol et jamais ou presque ne se posent (ce qui est également le cas de l’albatros chanté par Baudelaire), ayons une pensée pour ce loir qui vient de battre le record de son espèce en dormant, pour sa part? deux cent quatre-vingt-dix-huit jours d’affilée ! Cet enthousiasme effréné de la nature à expérimenter toutes les formes, toutes les solutions, a quelque chose d’affolant. D’angoissant, presque. Comme si derrière tant d’inventivité se dissimulait un créateur hystérique, sans autre limite que celle de l’impossible – encore cette limite est-elle repoussée fort loin. “Essayons ça, pour voir”, telle est sa devise. Ceux que le hasard a affublés de combinaisons impossibles n’ont tout bonnement pas survécu au rude combat de l’évolution. Pour ne parler que du règne animal, bien sûr. Mais revenons à l’acacia dont notre girafe sud-africaine faisait son petit-déjeuner il y a quelques pages de cela : une étude fameuse des années 1970 a démontré qu’il pouvait communiquer avec ses semblables en cas de danger. Lorsqu’un troupeau d’herbivores s’attaque à un arbre, celui-ci émet un signal volatil sous forme de gaz éthylène. Aussitôt, les arbres voisins se mettent à concentrer des tanins dans leurs feuilles, tanins dont la saveur affreusement astringente aura vite fait de décourager toute gourmandise chez les visiteurs affamés. Et comme la portée de l’avertissement peut atteindre une centaine de mètres, car c’est l’air qui véhicule le gaz avertisseur, que font les girafes ? Elles prennent soin d’avancer en remontant le vent, certaines ainsi de trouver rapidement un spécimen qui n’aura pas reçu ledit message !
Tant de formes d’être, tant de manières étranges d’assurer sa survie : toutes ces possibilités ont quelque chose de suffocant. Surabondance ou gaspillage ? Détermination ou frénésie ? Élan vital ou instinct de meurtre ? L’ambiguïté est bel et bien là, et l’effroi ne se dément pas que nous ressentons, allant par les chemins, à la vision de tout ce qui nous cerne. Si la nature est “belle”, ainsi que nous l’affirmons couramment, la beauté parfois peut être terrible, comme celle de deux gros yeux noirs sur l’aile d’un papillon. Comme celle du poison violent que renferme la digitale, ou de l’orchidée dont l’odeur de cadavre attire la mouche dont elle fait son festin. Comme celle de l’oiseau au ventre empli de vers. Comme celle du faucon qui fond sur le moineau. Comme celle de tous ces insectes translucides qui, ayant follement battu des ailes toute la nuit, meurent au petit matin.
Comme la beauté, peut-être, d’un ange aux ailes flamboyantes qu’on ne saurait dévisager, comme celle d’un buisson qui brûlerait sans se consumer et qu’on ne pourrait approcher que déchaussé, face contre terre, avec stupeur et tremblement. »
Enfance (p. 24-27)
Reconnaissance (p. 60-64)
Extrait court
« Midi et demi dans ma cour. Juillet. La chaleur fait se flétrir les feuilles du potimarron mais mûrir les tomates. Une mouche tournicote en vrombissant autour de mes oreilles : Musca, de l’ordre des diptères (elle n’a que deux ailes), sous-ordre des brachycères (ses antennes sont courtes). La mouche est dotée de multiples capacités dont je ne bénéficie pas : elle peut marcher au plafond ; ses récepteurs du goût et de l’odorat (l’équivalent de nos narines et de nos papilles) se situent sur ses pattes. Elle est apparue il y a plus de 65 millions d’années et sa descendance théorique peut atteindre le chiffre horrifique de 4 trillions d’individus, soit un “1” avec dix-huit zéros derrière ! Ses yeux lui permettent de capter deux cents images par seconde contre vingt-quatre seulement pour moi, ce qui me donne peu de chances d’occire – et sa descendance potentielle avec elle – celle qui me bombine obstinément aux oreilles.
Je ne me sens guère d’affinité avec les mouches, particulièrement les jours de forte chaleur. Mais que notre petite planète Terre puisse abriter des prodiges aussi différents que la mouche et la girafe, voilà qui ne cesse de me stupéfier. Que la vie ait pu emprunter des chemins si éloignés, qu’elle ait donné à la fois la girafe et l’acacia dont elle se nourrit, la tomate qui me sustente, moi, et cette mouche qui a décidé de s’abreuver de ma sueur, n’est-ce point un profond mystère ?
C’est que le vivant se préoccupe de répondre à quelques questions essentielles : manger, dormir, se déplacer, se reproduire. Et puisqu’il y a plusieurs réponses possibles, plusieurs solutions techniques, il semblerait qu’il n’ait de cesse de les explorer toutes, puis de les combiner de chacune des manières possibles, sans jamais prétendre à la moindre sobriété. Ainsi, puisqu’il faut bien se déplacer, dotera-t-il la mouche de deux ailes, la girafe de quatre pattes asymétriques et ma propre espèce d’une évolution vers la bipédie – bientôt complétée par une certaine aptitude à passer le permis de conduire.
Alors : ailes, pattes ou nageoires ? Faites votre choix. Plumes, chitine ou membranes ? Hélices ou reptation ?? Crabe ou mille-pattes ? Frelon, méduse ou couleuvre ? Guépard ou émeu ? Raie manta ou milan royal ? Et pourquoi ne pas essayer le parasitisme comme le ténia ? Chaque animal correspond à l’une de ces expérimentations folles – de celles qui se sont révélées capables de perdurer.
Se nourrir ? Certains oiseaux dévorent chaque jour plus d’une fois leur poids, tandis qu’un papillon comme le bombyx n’a même pas de bouche : vivant sur les réserves qu’il a constituées à l’état de chenille, le pauvre ne s’alimente tout simplement pas. Un boa constrictor, on le sait, peut demeurer plusieurs années sans manger, et le délicat koala, qui ne boit jamais, a un régime constitué exclusivement des feuilles de certaines espèces d’eucalyptus? Et puisque nous parlons du koala, le petit animal pelucheux bat des records de durée de sommeil : il dort à peu près vingt-deux heures sur vingt-quatre. Sans évoquer le cas des martinets qui dorment en vol et jamais ou presque ne se posent (ce qui est également le cas de l’albatros chanté par Baudelaire), ayons une pensée pour ce loir qui vient de battre le record de son espèce en dormant, pour sa part? deux cent quatre-vingt-dix-huit jours d’affilée ! Cet enthousiasme effréné de la nature à expérimenter toutes les formes, toutes les solutions, a quelque chose d’affolant. D’angoissant, presque. Comme si derrière tant d’inventivité se dissimulait un créateur hystérique, sans autre limite que celle de l’impossible – encore cette limite est-elle repoussée fort loin. “Essayons ça, pour voir”, telle est sa devise. Ceux que le hasard a affublés de combinaisons impossibles n’ont tout bonnement pas survécu au rude combat de l’évolution. Pour ne parler que du règne animal, bien sûr. Mais revenons à l’acacia dont notre girafe sud-africaine faisait son petit-déjeuner il y a quelques pages de cela : une étude fameuse des années 1970 a démontré qu’il pouvait communiquer avec ses semblables en cas de danger. Lorsqu’un troupeau d’herbivores s’attaque à un arbre, celui-ci émet un signal volatil sous forme de gaz éthylène. Aussitôt, les arbres voisins se mettent à concentrer des tanins dans leurs feuilles, tanins dont la saveur affreusement astringente aura vite fait de décourager toute gourmandise chez les visiteurs affamés. Et comme la portée de l’avertissement peut atteindre une centaine de mètres, car c’est l’air qui véhicule le gaz avertisseur, que font les girafes ? Elles prennent soin d’avancer en remontant le vent, certaines ainsi de trouver rapidement un spécimen qui n’aura pas reçu ledit message !
Tant de formes d’être, tant de manières étranges d’assurer sa survie : toutes ces possibilités ont quelque chose de suffocant. Surabondance ou gaspillage ? Détermination ou frénésie ? Élan vital ou instinct de meurtre ? L’ambiguïté est bel et bien là, et l’effroi ne se dément pas que nous ressentons, allant par les chemins, à la vision de tout ce qui nous cerne. Si la nature est “belle”, ainsi que nous l’affirmons couramment, la beauté parfois peut être terrible, comme celle de deux gros yeux noirs sur l’aile d’un papillon. Comme celle du poison violent que renferme la digitale, ou de l’orchidée dont l’odeur de cadavre attire la mouche dont elle fait son festin. Comme celle de l’oiseau au ventre empli de vers. Comme celle du faucon qui fond sur le moineau. Comme celle de tous ces insectes translucides qui, ayant follement battu des ailes toute la nuit, meurent au petit matin.
Comme la beauté, peut-être, d’un ange aux ailes flamboyantes qu’on ne saurait dévisager, comme celle d’un buisson qui brûlerait sans se consumer et qu’on ne pourrait approcher que déchaussé, face contre terre, avec stupeur et tremblement. »
(p. 119-123)
Enfance (p. 24-27)
Reconnaissance (p. 60-64)
Extrait court