Collection « Nature nomade »

  • Je m’appelle Koja
  • Le Chemin des plantes
  • Adieu Goulsary
  • Avec les ours
  • Bergère
  • Initiation (L’)
  • Un hiver de coyote
Couverture
Reconnaissance :

« Voisinage.
Les avalanches et les cyclones, les séismes et les nuages de sauterelles, la pluie en plein mois d’août et la grêle sur les vignes, les requins dans les eaux tièdes, les moustiques dans les marécages, les mauvaises herbes dans ma cour et les araignées dans ma baignoire? J’ai beau gémir ou grogner, rien de tout cela n’est une malédiction lancée par quelque divinité rageuse ou malintentionnée pour éprouver la résistance des humains ; ce n’est en réalité rien d’autre que le décor même dans lequel je vis.
Ma condition de Terrienne.
Mon cadre d’existence.
Je ne suis pas confrontée à des ennemis qu’il faudrait abattre mais à des conditions naturelles avec lesquelles il s’agit de composer. Des voisins. Des colocataires plus ou moins choisis. Appliquez ça, au choix, au grizzly, aux Indiens d’Amérique ou au trèfle rouge qui menace d’envahir votre jardin. Pensez à la manière dont le monde aurait changé si les pionniers du “Nouveau Monde” – qui n’était nouveau que pour eux – avaient appliqué cette même logique de respect et de partage lors de leur rencontre avec les premiers habitants des Grandes Plaines.
Danger de la représentation : une compilation de chiffres publiée récemment a mis en évidence l’importance de la composante fantasmatique dans nos rapports au monde naturel. Hiérarchisant les prédateurs de l’être humain, cette étude permet de constater que ces grands criminels contre l’humanité que sont le loup terrible et le requin aux dents triples font respectivement à peu près sept et dix victimes par an, et ce pour l’ensemble de la planète. Les grands fauves et les crocodiliens, même si on leur adjoint les éléphants et les hippopotames, tuent bon an mal an deux mille personnes. En revanche, l’homme subit les attaques de deux grands exterminateurs : le moustique (paludisme, dengue, chikungunya, encéphalite et fièvres diverses provoquent une moyenne de 800 000 décès par an, faisant de ce minuscule insecte le grand tueur de l’espèce humaine) et? lui-même ! Guerres, violences, accidents de la route, meurtres : le bilan annuel de l’extermination de l’homme par l’homme dépasse allègrement le demi-million d’individus.
Il y a là une véritable urgence de pédagogie tant l’ignorance s’aggrave rapidement de rumeurs, de chimères et de fausses représentations. Voilà le Petit Chaperon rouge rassuré : statistiquement, elle ne craint pas grand-chose du loup ; qu’elle pense à se méfier plutôt du chasseur !

Cette urgence s’accompagne de la nécessité, pour nous autres qui nous sommes éloignés de notre environnement naturel, d’apprendre à nommer les choses. “L’homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages.”
Tant il est vrai que ce qui n’a pas de nom n’existe pas.
Nommer, c’est à la fois connaître (c’est-à-dire découvrir, acquérir un savoir) et reconnaître : faire à l’autre une place dans l’univers de ses propres représentations. C’est accéder à l’invraisemblable richesse qui se cache derrière le vocable “insectes” ou la catégorie “oiseaux”. C’est ouvrir la possibilité de la rencontre.
En vacances au bord de la mer, j’arpente un littoral grouillant d’oiseaux.
Précisons : d’oiseaux de mer.
Précisons encore : de mouettes, de goélands, etc.
J’approfondis : un guide ornithologique en main, j’apprends à différencier la mouette rieuse de la mouette tridactyle et de la mélanocéphale, je distingue trois sortes de goélands (marins, argentés, bruns) ainsi que les grands cormorans aux allures préhistoriques. Les fous de Bassan fendent l’eau comme des épées, les huîtriers pie, un peu équivoques, portent smoking noir et collants roses. Et les aigrettes sévères aux allures de professeurs de danse, et les gravelots, et les minuscules pipits maritimes? Je rencontre un tadorne de Belon solitaire dans les marais et dans le brouillard, au jusant, un soir, une phalange de courlis cendrés dont le bec incurvé vers le bas se révèle idéal pour fouiller la vase.
Sortant de la foule anonyme émergent des particularismes et des personnalités, les variations subtiles des plumages et la diversité des comportements. Encore n’ai-je pas le temps de faire la connaissance de tel individu précis, si l’on excepte le vieux merle dépenaillé de la cour qui, au bout de deux jours a tout compris, lui, de mes habitudes alimentaires et attend avec impatience la fin du petit-déjeuner pour récupérer des miettes de biscotte.
Satisfaction de compulser le guide à la recherche de clés d’identification (“Puisque je te dis qu’il avait un bec jaune?”), de reconnaître une nouvelle espèce. Reconnaissance : ce terme est si riche de sens. C’est à la fois l’exploration (partir en reconnaissance) ; l’identification (reconnaître quelqu’un dans une foule) ; l’acceptation d’une légitimité (reconnaître un enfant comme le sien, reconnaître l’innocence de quelqu’un) et la gratitude. Sur la plage, cet été-là, je conjugue les plaisirs de l’exploration et ceux de l’identification, je nomme, et ce faisant je reconnais la légitimité, je fais sa place, dans mon monde, au gravelot et au courlis.
Et c’est bien la reconnaissance encore qui m’emplit le cœur devant tant de merveilles.

Il y a là une forme de politesse faite au monde. De même qu’on prendrait la peine de faire connaissance, dans un groupe d’humains, avec chacun de ses membres, sans se contenter de désigner la masse informe des “autres”. Lesquels, on le sait, sont toujours des ennemis potentiels. Connaître, faire sa place, accueillir, ouvre au respect.
Dans le contexte d’un appauvrissement massif et généralisé des espèces, il devient particulièrement urgent d’enseigner aux enfants le nom des choses de la nature. Des papillons, vous en verrez, certes, quoique moins qu’il y a quelques années. Mais cherchez l’hermite et la bacchante, le fadet des tourbières et le damier du frêne ? Cherchez la vanesse des chardons, la belle-dame, qui accomplit chaque année l’exploit de relier l’Europe et l’Afrique subsaharienne (plus de 7 500 kilomètres, quand même) à la seule force de ses 70 milligrammes, et vous pourrez commencer à vous inquiéter. Car vous les découvrirez absents ou peu nombreux. Vous découvrirez un monde tout vibrant de leur silence.
Pourquoi s’affligerait-on d’une perte qu’on ignore ? Au nom de quelle menace changerait-on son comportement ?
Lors de l’évacuation des enfants de Londres durant la Seconde Guerre mondiale, en 1940, alors que les bombardiers nazis menaçaient directement la capitale britannique, les organisations ont découvert avec stupeur, parmi les dizaines de milliers de petits réfugiés, des enfants qui n’avaient pas de prénom : leurs parents, leur mère le plus souvent, n’avaient tout bonnement jamais pris le temps de leur en donner un. Peut-on imaginer l’angoisse d’un être privé de ce qui le désigne, sinon le constitue ?
Apprenons à nommer.
Prenons cette peine.
L’émerveillement ou l’inquiétude : tout plutôt que l’indifférence, cette mort lente du cœur.
Reconnaissons à chaque oiseau, chaque papillon, sa place sur la planète et nous aurons alors peut-être un jour la joie de le surprendre au détour d’une promenade, comme dans la foule on tombe sur un ami. »
(p. 60-64)

Enfance (p. 24-27)
Inventivité (p. 119-123)
Extrait court
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