Enfance :
« Jana a bientôt 3 ans, la mine décidée, deux yeux clairs ouverts grand sur le monde. Baskets aux pieds, un biberon d’eau dans son petit sac à dos et derrière elle l’ombre rassurante des adultes, elle arpente son deuxième mois d’août – du premier, encore au berceau, elle n’a pas retenu grand-chose. Elle bataille contre les hautes herbes du sentier qui la chatouillent et menacent de l’engloutir, chasse une abeille, se fige devant un lézard, s’accroupit, le sourcil froncé, pour scruter les têtards dans une flaque, poursuit une sauterelle qui s’envole dans un éclair bleu. Elle ramasse une fleur de trèfle, une plume abandonnée par un geai. Arrachant une liane de chèvrefeuille, elle réclame une couronne parfumée. Quelques pissenlits dans sa main, la queue trop courte, laissent sur sa peau un suc amer qui lui fait faire la grimace – vous souvenez-vous de ce goût-là, venu du fond de votre enfance ? Si vous vous souvenez de cette amertume laiteuse, c’est qu’un jour vous aussi vous y avez goûté.
De l’autre côté du fossé – abîme infranchissable – se dresse un buisson dru, vert sombre, repaire d’araignées et de punaises brunes ; de grosses lianes griffues en défendent l’accès. Jana se précipite, s’écorche, sanglote. Et se console à coups de fruits bleu sombre qui sucrent sa bouche et noircissent ses lèvres. Ce soir, s’il en reste, on en fera des tartes.
C’est par notre peau nue que nous avons appris le monde, et par tous nos sens déployés autour de nous comme les souples tentacules de l’anémone de mer : la douceur du sein et le goût du lait, le gravier qui écorche les genoux, le baiser froid du premier flocon de neige, l’élasticité rêche de l’herbe sous le pied nu, et sur le mollet le chatouillis d’une fourmi? Pas de lunettes, pas encore de mots pour apprivoiser tout ça. Patiemment, comme un avare empilant ses pièces d’or, nous avons ajusté chaque fragment jusqu’à reconstituer le puzzle, celui-là même que nous appelons monde. Souvenez-vous : le jeu mouvant des feuilles se détachant contre le ciel, les dragons et les palais dans les motifs du papier peint, et ce carrelage du salon dont vous connaissiez chaque fissure? Invraisemblable attention de l’enfance, invraisemblable capacité d’absorption du réel par chaque pore de la peau, sans intellect.
Intégrer.
Ingérer.
Apprendre le “ça pique” et le “ça sent bon”, le “c’est doux” et le “j’en veux encore”. Là s’arrête mon corps, là commence l’ortie, et à la rencontre des deux la peau me brûle.
Avant d’apprendre l’existence, en Californie, de séquoias géants et, en Afrique, de baobabs à la peau d’éléphant, avant de connaître le plus vieux robinier de Paris, planté en 1601 près de Saint-Julien-le-Pauvre, et le chêne à Guillotin qui veille sur la forêt de Brocéliande du haut de ses 1 000 ans, j’ai rencontré les petits frênes à la peau souple qui poussent comme chiendent dans les haies du Mâconnais. J’ai découvert au fond du jardin de mon grand-père, offrant son ombre au poulailler, le noisetier aux fruits magiques qui parfois, nous disent les contes, renferment des trésors, des colliers de perles fines ou des tempêtes. J’ai appris le peuplier à l’automne, quand, sur le chemin de halage le long de l’Yonne, les roues de mon petit vélo froissant les feuilles faisaient monter du sol le plus enivrant des parfums. J’ai goûté le nectar sucré de la fleur qu’on appelle coucou, aux jours où l’oiseau du même nom appelle dans le bois. Ordinaire et merveilleux : tel est le monde dont je fais partie.
Ainsi tout chemin me ramène à l’enfance, et – oui – pour moi toute noisette encore aujourd’hui contient, quelque part, promesse de trésor et risque de bourrasque. Je parcours les peupleraies avec la même ivresse. Au premier soleil, je pars dans la forêt me nourrir de coucous. Et comme à 3 ans, je reviens des chemins d’août les doigts pleins d’échardes, les mollets sanglants et les lèvres teintées du jus des mûres. »
Reconnaissance (p. 60-64)
Inventivité (p. 119-123)
Extrait court
« Jana a bientôt 3 ans, la mine décidée, deux yeux clairs ouverts grand sur le monde. Baskets aux pieds, un biberon d’eau dans son petit sac à dos et derrière elle l’ombre rassurante des adultes, elle arpente son deuxième mois d’août – du premier, encore au berceau, elle n’a pas retenu grand-chose. Elle bataille contre les hautes herbes du sentier qui la chatouillent et menacent de l’engloutir, chasse une abeille, se fige devant un lézard, s’accroupit, le sourcil froncé, pour scruter les têtards dans une flaque, poursuit une sauterelle qui s’envole dans un éclair bleu. Elle ramasse une fleur de trèfle, une plume abandonnée par un geai. Arrachant une liane de chèvrefeuille, elle réclame une couronne parfumée. Quelques pissenlits dans sa main, la queue trop courte, laissent sur sa peau un suc amer qui lui fait faire la grimace – vous souvenez-vous de ce goût-là, venu du fond de votre enfance ? Si vous vous souvenez de cette amertume laiteuse, c’est qu’un jour vous aussi vous y avez goûté.
De l’autre côté du fossé – abîme infranchissable – se dresse un buisson dru, vert sombre, repaire d’araignées et de punaises brunes ; de grosses lianes griffues en défendent l’accès. Jana se précipite, s’écorche, sanglote. Et se console à coups de fruits bleu sombre qui sucrent sa bouche et noircissent ses lèvres. Ce soir, s’il en reste, on en fera des tartes.
C’est par notre peau nue que nous avons appris le monde, et par tous nos sens déployés autour de nous comme les souples tentacules de l’anémone de mer : la douceur du sein et le goût du lait, le gravier qui écorche les genoux, le baiser froid du premier flocon de neige, l’élasticité rêche de l’herbe sous le pied nu, et sur le mollet le chatouillis d’une fourmi? Pas de lunettes, pas encore de mots pour apprivoiser tout ça. Patiemment, comme un avare empilant ses pièces d’or, nous avons ajusté chaque fragment jusqu’à reconstituer le puzzle, celui-là même que nous appelons monde. Souvenez-vous : le jeu mouvant des feuilles se détachant contre le ciel, les dragons et les palais dans les motifs du papier peint, et ce carrelage du salon dont vous connaissiez chaque fissure? Invraisemblable attention de l’enfance, invraisemblable capacité d’absorption du réel par chaque pore de la peau, sans intellect.
Intégrer.
Ingérer.
Apprendre le “ça pique” et le “ça sent bon”, le “c’est doux” et le “j’en veux encore”. Là s’arrête mon corps, là commence l’ortie, et à la rencontre des deux la peau me brûle.
Avant d’apprendre l’existence, en Californie, de séquoias géants et, en Afrique, de baobabs à la peau d’éléphant, avant de connaître le plus vieux robinier de Paris, planté en 1601 près de Saint-Julien-le-Pauvre, et le chêne à Guillotin qui veille sur la forêt de Brocéliande du haut de ses 1 000 ans, j’ai rencontré les petits frênes à la peau souple qui poussent comme chiendent dans les haies du Mâconnais. J’ai découvert au fond du jardin de mon grand-père, offrant son ombre au poulailler, le noisetier aux fruits magiques qui parfois, nous disent les contes, renferment des trésors, des colliers de perles fines ou des tempêtes. J’ai appris le peuplier à l’automne, quand, sur le chemin de halage le long de l’Yonne, les roues de mon petit vélo froissant les feuilles faisaient monter du sol le plus enivrant des parfums. J’ai goûté le nectar sucré de la fleur qu’on appelle coucou, aux jours où l’oiseau du même nom appelle dans le bois. Ordinaire et merveilleux : tel est le monde dont je fais partie.
Ainsi tout chemin me ramène à l’enfance, et – oui – pour moi toute noisette encore aujourd’hui contient, quelque part, promesse de trésor et risque de bourrasque. Je parcours les peupleraies avec la même ivresse. Au premier soleil, je pars dans la forêt me nourrir de coucous. Et comme à 3 ans, je reviens des chemins d’août les doigts pleins d’échardes, les mollets sanglants et les lèvres teintées du jus des mûres. »
(p. 24-27)
Reconnaissance (p. 60-64)
Inventivité (p. 119-123)
Extrait court