Chapitre 1 :
« Aujourd’hui, Tanabaï n’avait même pas remarqué qu’il avait passé la montée d’Alexandrovka. À croire que sur ses vieux jours il s’y était habitué. Il avançait ni trop vite, ni trop lentement, comme ça se trouvait. Il cheminait toujours tout seul, maintenant. Ceux qui naguère faisaient route avec lui en bande tapageuse, inutile de les chercher. Les uns étaient tombés à la guerre, les autres morts dans leur lit, d’autres encore achevaient chez eux le cours de leur existence. Quant à la jeunesse, elle se déplaçait en auto. Ce n’est pas elle qui irait se traîner avec lui, en compagnie de sa misérable haridelle. Les roues martelaient l’antique chemin. Et ce n’était pas fini. Il y avait la plaine à traverser et au bout, une fois le canal franchi, il restait une bonne distance à abattre dans les collines.
Depuis un moment, il avait remarqué que le cheval semblait fléchir, perdre ses forces. Mais préoccupé par des pensées assez noires, il ne s’en était pas trop soucié. Que le cheval traîne un peu la jambe, était-ce un tel malheur ? On en avait vu d’autres. Cahin-caha, il irait bien jusqu’au bout?
Comment Tanabaï aurait-il pu savoir que son vieux Goulsary, ainsi nommé à cause de sa robe jaune clair comme on n’en voit jamais, venait de vaincre la montée d’Alexandrovka pour la dernière fois de sa vie et était en train de parcourir ses toutes dernières verstes ? Comment aurait-il pu savoir que la tête tournait à son vieux compagnon comme sous l’effet d’une drogue, que devant son regard brouillé la terre voguait en cercles multicolores, roulait d’un bord à l’autre comme les lames de la mer, s’accrochant au ciel tantôt à droite, tantôt à gauche, que par moments la route s’effondrait dans un abîme noir, et qu’à la place des montagnes vers lesquelles il se dirigeait, il ne restait qu’un brouillard rougeâtre, une fumée. Des douleurs interminables, sourdes, transperçaient le cœur depuis longtemps forcé de Goulsary, il étouffait de plus en plus sous son collier. Son avaloire avait glissé et lui sciait les reins et quelque chose de pointu lui piquait l’épaule gauche. Une épine, peut-être, ou un clou qui aurait traversé le bourrelet de feutre. La petite blessure qui s’était ainsi formée sur le vieux cal qu’il avait à l’épaule brûlait et démangeait intolérablement. À chaque pas, ses jambes s’alourdissaient, comme s’il eût foulé une glèbe humide et fraîchement labourée.
Pourtant, bandant toutes ses forces, le vieux cheval avançait toujours tandis que le vieux Tanabaï, perdu dans ses pensées, l’encourageait d’un cri distrait, d’un petit appel des rênes. Car il avait bien de quoi penser. »
Chapitre 7 (p. 106-108)
Chapitre 8 (p. 123-125)
Extrait court
« Aujourd’hui, Tanabaï n’avait même pas remarqué qu’il avait passé la montée d’Alexandrovka. À croire que sur ses vieux jours il s’y était habitué. Il avançait ni trop vite, ni trop lentement, comme ça se trouvait. Il cheminait toujours tout seul, maintenant. Ceux qui naguère faisaient route avec lui en bande tapageuse, inutile de les chercher. Les uns étaient tombés à la guerre, les autres morts dans leur lit, d’autres encore achevaient chez eux le cours de leur existence. Quant à la jeunesse, elle se déplaçait en auto. Ce n’est pas elle qui irait se traîner avec lui, en compagnie de sa misérable haridelle. Les roues martelaient l’antique chemin. Et ce n’était pas fini. Il y avait la plaine à traverser et au bout, une fois le canal franchi, il restait une bonne distance à abattre dans les collines.
Depuis un moment, il avait remarqué que le cheval semblait fléchir, perdre ses forces. Mais préoccupé par des pensées assez noires, il ne s’en était pas trop soucié. Que le cheval traîne un peu la jambe, était-ce un tel malheur ? On en avait vu d’autres. Cahin-caha, il irait bien jusqu’au bout?
Comment Tanabaï aurait-il pu savoir que son vieux Goulsary, ainsi nommé à cause de sa robe jaune clair comme on n’en voit jamais, venait de vaincre la montée d’Alexandrovka pour la dernière fois de sa vie et était en train de parcourir ses toutes dernières verstes ? Comment aurait-il pu savoir que la tête tournait à son vieux compagnon comme sous l’effet d’une drogue, que devant son regard brouillé la terre voguait en cercles multicolores, roulait d’un bord à l’autre comme les lames de la mer, s’accrochant au ciel tantôt à droite, tantôt à gauche, que par moments la route s’effondrait dans un abîme noir, et qu’à la place des montagnes vers lesquelles il se dirigeait, il ne restait qu’un brouillard rougeâtre, une fumée. Des douleurs interminables, sourdes, transperçaient le cœur depuis longtemps forcé de Goulsary, il étouffait de plus en plus sous son collier. Son avaloire avait glissé et lui sciait les reins et quelque chose de pointu lui piquait l’épaule gauche. Une épine, peut-être, ou un clou qui aurait traversé le bourrelet de feutre. La petite blessure qui s’était ainsi formée sur le vieux cal qu’il avait à l’épaule brûlait et démangeait intolérablement. À chaque pas, ses jambes s’alourdissaient, comme s’il eût foulé une glèbe humide et fraîchement labourée.
Pourtant, bandant toutes ses forces, le vieux cheval avançait toujours tandis que le vieux Tanabaï, perdu dans ses pensées, l’encourageait d’un cri distrait, d’un petit appel des rênes. Car il avait bien de quoi penser. »
(p. 18-20)
Chapitre 7 (p. 106-108)
Chapitre 8 (p. 123-125)
Extrait court