Collection « Nature nomade »

  • Je m’appelle Koja
  • Le Chemin des plantes
  • Adieu Goulsary
  • Avec les ours
  • Bergère
  • Initiation (L’)
  • Un hiver de coyote
Couverture
Sur la rivière Reboul :

« Jour après jour, le ravage m’apprenait les dangers et bonheurs de l’hiver.
Un matin comme un autre, nous avons fait halte en face de l’embouchure de la Reboul, un affluent de la Bonaventure aux berges encaissées. Laurier s’est saisi de la hachette posée dans le traîneau pour attaquer un rejet de bouleau. En deux temps, trois mouvements, il l’a sectionné à la base, étêté et ébranché pour le transformer en une perche rectiligne d’au moins 3 mètres de long avec laquelle il s’est engagé sur la glace. Tenue à l’horizontale contre son torse, elle est devenue balancier, et lui funambule traversier.
À chaque pas, la perche oscillait et je retenais mon souffle de peur d’entendre retentir de funestes craquements. Un pas, aucun bruit, la glace résistait. Un autre pas. Quelle pouvait bien être la profondeur de l’eau au milieu de la rivière ? Un pas de plus, d’autres encore. La perche le retiendrait en cas de chute, mais ensuite ? Je n’avais aucune idée de la façon de lui porter secours. Encore un pas, il était si loin déjà. Son corps et le balancier, à la perpendiculaire l’un de l’autre, formaient une croix mouvante rythmée par de lentes oscillations. La rivière restait de glace. Enfin, il a atteint la terre ferme sans fêlure, sans rupture, sans drame, a abandonné la perche devenue inutile, et m’a fait un grand salut du bras avant de revenir d’un pas assuré.
Déjà, il reprenait la hachette, la calait contre un marchepied, enfourchait sa motoneige, la démarrait, s’installait à genoux sur la selle, se dirigeait vers la Bonaventure, la traversait et s’engageait sur la Reboul. Il me fallait le suivre.
La motoneige a filé sur l’étendue gelée ; l’air était d’une incroyable pureté, la vitesse grisante et mon bonheur intense. Nous avons progressé à vive allure pendant une bonne heure, lui devant, moi loin derrière, les yeux rivés sur le point sombre de sa silhouette. Lorsque je l’ai rejoint, il avait laissé sa motoneige stationnée sur la glace et, depuis la rive, envoyait des coups de hachette précis de droite et de gauche pour sectionner des branches qu’il ramenait ensuite près d’un tas d’écorces de bouleau et de brindilles accumulés à quelques mètres de nos engins. À l’évidence, il avait l’intention de faire un feu sur la glace.
L’équation “glace + feu = trou d’eau vive et mort assurée” me préoccupait bien un peu mais j’avais appris à lui faire confiance. Il ne nous aurait pas mis en danger. Je l’ai donc observé enflammer écorces et brindilles, en ajouter quelques-unes pour entretenir les flammèches naissantes puis les recouvrir de branchettes et de grosses branches. En seulement quelques minutes, des flammes immenses se sont élevées haut dans les airs. Le bois s’est mis à crépiter en projetant des escarbilles incandescentes. Le contraste entre la force, la vitalité et la frénésie du brasier d’un côté, et le froid, la glace et le silence environnant de l’autre était saisissant. Une fois les moufles retirées, une délicieuse sensation de chaleur irradiait sur la peau. Fascinés, nous avons suivi des yeux la danse du feu. La fourrure de la capuche de Laurier projetait de curieuses ombres sur son visage.
Bras tendus de part et d’autre de la fournaise, engoncés dans nos vêtements, nous étions bien.
Une odeur de fromage fondu n’a pas tardé à s’échapper des sandwichs posés contre les braises. Nous avons bu le thé brûlant, assis sur la selle des motoneiges, dos calés contre le guidon, baignés de la chaleur conjuguée du soleil et des braises. Pour une fois, peut-être la première de ma vie, j’étais sûre d’être à ma place et d’être moi-même, comme jamais auparavant. Petit rien dans le grand tout, sans ambition ni prétention, mais utile à la marche du monde comme peut l’être un grain de sable dans une dune.
Crépitement des branches tordues par la chaleur, croassements lointains des corbeaux, un léger mouvement sur ma gauche. J’ai risqué un coup d’œil vers mon partenaire barbu et obtenu en retour un sourire malicieux. Il était, comme moi, adossé, tranquille. Depuis le matin, nos gestes s’étaient accordés sans que nous ayons besoin d’échanger un mot. Pas de récits, pas de blagues, pas d’ordres ni de protestations. Un regard, l’ébauche d’un mouvement, la connaissance de la tâche à accomplir et une compréhension mutuelle avaient suffi. Un subtil glissement, à peine perceptible, venait de souder notre équipe autour d’une profonde complicité qui me remplissait de joie.
La chaleur a décliné. Ne restait qu’une cuvette emplie d’eau et de cendres, et peu me chaulait de connaître la raison pour laquelle la glace n’avait pas cédé. Nous avons repris notre exploration. »
(p. 106-109)

Rude réalité (p. 71-73)
Le ravage de Bonaventure (p. 88-90)
Extrait court
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