Le ravage de Bonaventure :
« Depuis un bon moment déjà, un aigle tournait au-dessus de moi en volutes régulières d’une nonchalante efficacité. Des corbeaux croassaient. Une tache sombre se distinguait sur la blanche avenue de la rivière. Parvenue à sa hauteur, j’ai vu qu’il s’agissait de sang, de poils et d’un rumen, seuls restes d’un cerf dont le cadavre avait été démembré, emporté et dévoré. Aucune empreinte de prédateur n’était visible à proximité, le vent avait dû les balayer. Le contenu de la panse, délaissé par les renards, les coyotes et les corbeaux, attestait non seulement le lieu de la mort mais aussi sa cause. Jamais un cerf épuisé par la vieillesse ou la maladie n’aurait choisi un espace aussi dégagé pour rendre son dernier soupir. Ce n’était pas un bon endroit pour mourir, juste l’endroit parfait pour tuer.
La rivière gelée était l’alliée des coyotes. Dotés de larges pattes poilues et griffues, ils circulaient avec aisance sur la glace, au contraire de leurs proies, handicapées par d’étroits sabots. Alors, nuit après nuit, sur le beau billard verglacé se déroulait un jeu à l’issue souvent sinistre. Si le cerf restait sur la piste damée où il était rapide à la course, il semait sans mal les coyotes. Mais si ces derniers parvenaient à le pousser vers la rivière, ils étaient assurés de le rattraper et de l’étouffer d’une bonne prise à la jugulaire.
J’étais sur les lieux du crime, il était temps de passer à l’action : sortir la carte plastifiée et la grille graduée confiées par Laurier, les superposer pour relever les coordonnées Mercator et prendre des notes dans le carnet de terrain donné par Philippe. “Carcasse no 1 : ne restent que poils et rumen. Animal tué à moins de 15 m de la rive. Mercator LJ155263.” Remettre en poche carnet, carte et grille, et reprendre la marche. Moins de 500 mètres plus loin, le même type de découverte m’attendait : “Carcasse no 2 : vertèbres + 2 pattes. Sang, rumen, poils. Animal tué à moins de 30 m de la rive. Mercator LJ156473.” Continuer à avancer en scrutant davantage le paysage.
Où pouvaient bien s’être dissimulés les coyotes et les cerfs ? Ils étaient probablement proches mais invisibles. À cette heure-ci, le paysage était paisible et le ciel limpide. Mais une fois le soleil couché ? J’imaginais, de nuit, la course folle d’un animal paniqué. Son cœur battant à tout rompre, le souffle court. Derrière lui, ses prédateurs, souples et rapides, laissant parfois échapper un bref aboiement d’excitation. Bonds dans la neige. Un coyote parvient à hauteur de poitrail, envoie un coup de dents, arrache un peu de chair. Le cerf épuisé ne sent rien – la panique anesthésie toute sensation de douleur –, mais il fait un écart et l’une de ses pattes s’enfonce dans la neige. La lune éclaire la surface glacée de la rivière. Il aperçoit le vaste espace dégagé, tentant. Il ne faut pas y aller. Les quatre coyotes sont désormais sur son flanc gauche. Ils bloquent toute remontée vers la piste et le poussent en contrebas. Il ne faut pas y aller. La rivière est proche. Les coyotes le serrent de près. Il n’a plus le choix et engage un sabot, deux, trois, quatre sur la glace. Il fait quelques bonds désespérés mais ça glisse tant ! Les morsures sont de plus en plus nombreuses. À bout de forces, le cerf s’écroule sur la surface dure et froide. Les coyotes lui serrent la gorge, de plus en plus fort. Il manque de souffle, plonge dans le noir. C’est la fin. Un coyote glapit, trop excité. Les autres ont déjà entrepris la curée, déchiré la peau du ventre, sorti les entrailles. Ils grognent, pelage hérissé. C’est la nuit, le sang coule et imprègne le sol.
À la troisième carcasse, un léger craquement a interrompu mon relevé d’informations. Le ciel était bas, un vent léger soulevait la neige et j’ai aperçu, au loin, une petite silhouette grise campée face à moi. Un coyote ! Il a fait quelques pas dans ma direction puis s’est arrêté. Nous nous sommes observés un court instant avant qu’il ne disparaisse sous les branches basses. »
Rude réalité (p. 71-73)
Sur la rivière Reboul (p. 106-109)
Extrait court
« Depuis un bon moment déjà, un aigle tournait au-dessus de moi en volutes régulières d’une nonchalante efficacité. Des corbeaux croassaient. Une tache sombre se distinguait sur la blanche avenue de la rivière. Parvenue à sa hauteur, j’ai vu qu’il s’agissait de sang, de poils et d’un rumen, seuls restes d’un cerf dont le cadavre avait été démembré, emporté et dévoré. Aucune empreinte de prédateur n’était visible à proximité, le vent avait dû les balayer. Le contenu de la panse, délaissé par les renards, les coyotes et les corbeaux, attestait non seulement le lieu de la mort mais aussi sa cause. Jamais un cerf épuisé par la vieillesse ou la maladie n’aurait choisi un espace aussi dégagé pour rendre son dernier soupir. Ce n’était pas un bon endroit pour mourir, juste l’endroit parfait pour tuer.
La rivière gelée était l’alliée des coyotes. Dotés de larges pattes poilues et griffues, ils circulaient avec aisance sur la glace, au contraire de leurs proies, handicapées par d’étroits sabots. Alors, nuit après nuit, sur le beau billard verglacé se déroulait un jeu à l’issue souvent sinistre. Si le cerf restait sur la piste damée où il était rapide à la course, il semait sans mal les coyotes. Mais si ces derniers parvenaient à le pousser vers la rivière, ils étaient assurés de le rattraper et de l’étouffer d’une bonne prise à la jugulaire.
J’étais sur les lieux du crime, il était temps de passer à l’action : sortir la carte plastifiée et la grille graduée confiées par Laurier, les superposer pour relever les coordonnées Mercator et prendre des notes dans le carnet de terrain donné par Philippe. “Carcasse no 1 : ne restent que poils et rumen. Animal tué à moins de 15 m de la rive. Mercator LJ155263.” Remettre en poche carnet, carte et grille, et reprendre la marche. Moins de 500 mètres plus loin, le même type de découverte m’attendait : “Carcasse no 2 : vertèbres + 2 pattes. Sang, rumen, poils. Animal tué à moins de 30 m de la rive. Mercator LJ156473.” Continuer à avancer en scrutant davantage le paysage.
Où pouvaient bien s’être dissimulés les coyotes et les cerfs ? Ils étaient probablement proches mais invisibles. À cette heure-ci, le paysage était paisible et le ciel limpide. Mais une fois le soleil couché ? J’imaginais, de nuit, la course folle d’un animal paniqué. Son cœur battant à tout rompre, le souffle court. Derrière lui, ses prédateurs, souples et rapides, laissant parfois échapper un bref aboiement d’excitation. Bonds dans la neige. Un coyote parvient à hauteur de poitrail, envoie un coup de dents, arrache un peu de chair. Le cerf épuisé ne sent rien – la panique anesthésie toute sensation de douleur –, mais il fait un écart et l’une de ses pattes s’enfonce dans la neige. La lune éclaire la surface glacée de la rivière. Il aperçoit le vaste espace dégagé, tentant. Il ne faut pas y aller. Les quatre coyotes sont désormais sur son flanc gauche. Ils bloquent toute remontée vers la piste et le poussent en contrebas. Il ne faut pas y aller. La rivière est proche. Les coyotes le serrent de près. Il n’a plus le choix et engage un sabot, deux, trois, quatre sur la glace. Il fait quelques bonds désespérés mais ça glisse tant ! Les morsures sont de plus en plus nombreuses. À bout de forces, le cerf s’écroule sur la surface dure et froide. Les coyotes lui serrent la gorge, de plus en plus fort. Il manque de souffle, plonge dans le noir. C’est la fin. Un coyote glapit, trop excité. Les autres ont déjà entrepris la curée, déchiré la peau du ventre, sorti les entrailles. Ils grognent, pelage hérissé. C’est la nuit, le sang coule et imprègne le sol.
À la troisième carcasse, un léger craquement a interrompu mon relevé d’informations. Le ciel était bas, un vent léger soulevait la neige et j’ai aperçu, au loin, une petite silhouette grise campée face à moi. Un coyote ! Il a fait quelques pas dans ma direction puis s’est arrêté. Nous nous sommes observés un court instant avant qu’il ne disparaisse sous les branches basses. »
(p. 88-90)
Rude réalité (p. 71-73)
Sur la rivière Reboul (p. 106-109)
Extrait court