Où la folie se trouve des raisons :
« En une heure trente j’étais sur l’eau, les jambes calées dans l’embarcation qui devenait le prolongement de mon propre corps, en forme de torpille ou de poisson. Je l’ai animée de la seule façon que s’anime un corps pareil : j’ai saisi la pagaie et j’ai bougé. Lentement. Mais avec une telle confiance dans le rapport purement mathématique liant la vitesse de progression à la distance à parcourir, que j’en ai oublié ce jour-là mes limites. Avant même de gagner la partie la plus étroite de l’embouchure, je me séparais de ces belles landes enneigées pour diriger la proue vers une autre terre, une terre majestueuse, extrémité minérale de mon horizon, loin, si loin que je ne m’y serais jamais lancé si je n’avais été qu’un homme. J’étais aussi une machine à laquelle on avait appris le calcul élémentaire. Vingt kilomètres à une allure moyenne de cinq kilomètres par heure, cela fait quatre heures. En comptant les pauses et la dérive, dans cinq heures j’aurai atteint la façade nord d’Isfjord.
La distance qui me séparait de la côte que je quittais m’ôtait déjà toute chance de salut en cas de coup de vent brutal; je devais me garder d’y penser et me concentrer sur l’effort comme si de rien n’était. Les sensations que procure une grande traversée en kayak n’ont rien de comparables avec celles à bord d’un bateau. C’est à ce moment-là qu’on prend conscience de l’extrême vulnérabilité de l’esquif ainsi que de l’intense proximité entre le corps et la mer : le kayak n’est pas un lieu de vie mais un outil de transition. L’effet était particulièrement troublant. Le trouble croissait à mesure que je m’éloignais sur l’océan, et j’avais peur, oui, peur que ma conscience en soit déstabilisée ou que mes muscles désobéissant à ma volonté, abdiquent ou se rebellent.
Mon ventre distillait une anxiété amère, je ne sus bientôt plus sur quoi me concentrer. J’essayais d’échapper à l’eau massive dont l’étendue me réduisait à l’infime, en la regardant sous ma main, matière lugubre et instable d’où pouvait jaillir à tout instant un monstre de légende ou les remous monumentaux d’une colère pélagique. Je fermai les yeux, me débattant contre mon imagination. Ne sachant plus comment réagir pour contrebalancer l’inertie des éléments, je me mis à chanter. Puis, j’ai fixé Alkhornet, cette montagne pyramidale qui m’attendait de l’autre côté du détroit et qui devint le monument de mon triomphe obligé.
C’est alors que je pus mesurer l’épreuve physique et morale que renfermait vraiment cette expédition. L’îlot de Ross est le dernier élément de l’archipel des Sept-Îles et représente, à 80° 50’ de latitude nord, le point culminant du continent européen. Pour l’atteindre, il me faudra couvrir pas moins de six cents kilomètres. Qu’est-ce que six cents kilomètres sur une carte ? C’est une représentation de commodité, c’est du papier et ça n’a rien à voir avec ma réalité, celle, vivante et souffrante, de mon corps entier ! Et pour l’imagination, qu’est-ce que six cents kilomètres, mille si je dois revenir ? Ce n’est rien non plus, l’imagination imagine n’importe quoi, il ne faut pas la croire ! Que dirait la raison dans tout cela si je la laissais parler, que c’est de la folie, que je vais me tuer ? Si je l’avais écoutée, elle ne m’aurait même pas laissé partir.
Je sus que les sentiments qui défilèrent en moi durant ces cinq heures d’efforts de toutes formes, préfiguraient ceux que je retrouverai plus tard au cours de mon aventure. Il y eut l’audace de se lancer, le refus de la peur mais la peur quand même, le doute au beau milieu de la mer, l’arrêt, la larme, puis le nouveau départ. Il y eut l’angoisse et l’impatience ; un début de joie et la patience. Je ne regardais jamais en arrière, jamais de côté. Toujours au-devant, ou au-dedans de moi.
J’ai connu le vide, quand plus rien ne bouge et qu’il faut hurler pour abattre le silence. J’ai senti le souffle me bousculer puis me retenir ; au milieu, la mer s’est mise à respirer comme moi. Elle m’a fait danser, nous nous regardions alors comme d’anciens amis qui se redécouvrent à chaque pas de danse. Je lui ai tapé sur l’épaule avec ma rame, de cette tape amicale et virile qu’on adresse à un animal, mais je l’ai à chaque instant respectée comme une mère, admirée comme un père, redoutée comme un dieu.
J’ai écouté encore le temps où sommeillait l’écho de quelque prochaine guerre ; j’ai imploré le ciel pour conclure avec lui une trêve et qu’il jette ailleurs ses armes et son fracas. J’ai épuisé dans l’opacité de l’huile ondulante qui me supportait, les sources d’une créativité profonde où les couleurs inconnues des abysses réfléchissaient les lumières sidérales et impossibles. J’ai soufflé, j’ai brûlé, j’ai gelé, j’ai eu mal ; j’ai oublié aussi. J’ai voyagé, derrière, devant, mais surtout ni derrière ni devant, ici, quoique bien ailleurs, dans tous ces rêves qui n’ont jamais eu de lieu et n’en trouveront certainement jamais.
Lorsqu’à bout de forces je suis arrivé, je ne me souvenais plus quand j’étais parti. Maintenant était une heure qui aurait pu être une aube en toute autre latitude ; mes aubes perçaient mes nuits de part en part d’une luminosité céleste. J’avais atteint la pyramide de mon triomphe, mais ne triomphais pas. Je n’éprouvais ni fierté ni bonheur, seulement une inquiétude vis-à-vis de tout ce que je venais de découvrir et que je devrai demain, et jour après jour, revivre, éprouver, pénétrer jusqu’à complète élucidation.
Après avoir longuement encore rasé la côte barrée par les congères, j’ai fini par trouver un lieu de repos. J’ai touché terre, une terre qui pour la première fois dans mon destin portait la dimension d’un autre continent. J’entrais. Les yeux énormes, puis repliés et modestes, les genoux tremblants, j’ai hissé le bateau, jeté une couverture, dégagé le fusil, et me suis endormi sur la neige. »
Où la liberté reconnaît ses limites (p. 100-101)
Où la mer attise l’action (p. 153-155)
Extrait court
Extraits d’articles
L€irrésistible attrait de l€Arctique
La solitude dans le haut Arctique
« En une heure trente j’étais sur l’eau, les jambes calées dans l’embarcation qui devenait le prolongement de mon propre corps, en forme de torpille ou de poisson. Je l’ai animée de la seule façon que s’anime un corps pareil : j’ai saisi la pagaie et j’ai bougé. Lentement. Mais avec une telle confiance dans le rapport purement mathématique liant la vitesse de progression à la distance à parcourir, que j’en ai oublié ce jour-là mes limites. Avant même de gagner la partie la plus étroite de l’embouchure, je me séparais de ces belles landes enneigées pour diriger la proue vers une autre terre, une terre majestueuse, extrémité minérale de mon horizon, loin, si loin que je ne m’y serais jamais lancé si je n’avais été qu’un homme. J’étais aussi une machine à laquelle on avait appris le calcul élémentaire. Vingt kilomètres à une allure moyenne de cinq kilomètres par heure, cela fait quatre heures. En comptant les pauses et la dérive, dans cinq heures j’aurai atteint la façade nord d’Isfjord.
La distance qui me séparait de la côte que je quittais m’ôtait déjà toute chance de salut en cas de coup de vent brutal; je devais me garder d’y penser et me concentrer sur l’effort comme si de rien n’était. Les sensations que procure une grande traversée en kayak n’ont rien de comparables avec celles à bord d’un bateau. C’est à ce moment-là qu’on prend conscience de l’extrême vulnérabilité de l’esquif ainsi que de l’intense proximité entre le corps et la mer : le kayak n’est pas un lieu de vie mais un outil de transition. L’effet était particulièrement troublant. Le trouble croissait à mesure que je m’éloignais sur l’océan, et j’avais peur, oui, peur que ma conscience en soit déstabilisée ou que mes muscles désobéissant à ma volonté, abdiquent ou se rebellent.
Mon ventre distillait une anxiété amère, je ne sus bientôt plus sur quoi me concentrer. J’essayais d’échapper à l’eau massive dont l’étendue me réduisait à l’infime, en la regardant sous ma main, matière lugubre et instable d’où pouvait jaillir à tout instant un monstre de légende ou les remous monumentaux d’une colère pélagique. Je fermai les yeux, me débattant contre mon imagination. Ne sachant plus comment réagir pour contrebalancer l’inertie des éléments, je me mis à chanter. Puis, j’ai fixé Alkhornet, cette montagne pyramidale qui m’attendait de l’autre côté du détroit et qui devint le monument de mon triomphe obligé.
C’est alors que je pus mesurer l’épreuve physique et morale que renfermait vraiment cette expédition. L’îlot de Ross est le dernier élément de l’archipel des Sept-Îles et représente, à 80° 50’ de latitude nord, le point culminant du continent européen. Pour l’atteindre, il me faudra couvrir pas moins de six cents kilomètres. Qu’est-ce que six cents kilomètres sur une carte ? C’est une représentation de commodité, c’est du papier et ça n’a rien à voir avec ma réalité, celle, vivante et souffrante, de mon corps entier ! Et pour l’imagination, qu’est-ce que six cents kilomètres, mille si je dois revenir ? Ce n’est rien non plus, l’imagination imagine n’importe quoi, il ne faut pas la croire ! Que dirait la raison dans tout cela si je la laissais parler, que c’est de la folie, que je vais me tuer ? Si je l’avais écoutée, elle ne m’aurait même pas laissé partir.
Je sus que les sentiments qui défilèrent en moi durant ces cinq heures d’efforts de toutes formes, préfiguraient ceux que je retrouverai plus tard au cours de mon aventure. Il y eut l’audace de se lancer, le refus de la peur mais la peur quand même, le doute au beau milieu de la mer, l’arrêt, la larme, puis le nouveau départ. Il y eut l’angoisse et l’impatience ; un début de joie et la patience. Je ne regardais jamais en arrière, jamais de côté. Toujours au-devant, ou au-dedans de moi.
J’ai connu le vide, quand plus rien ne bouge et qu’il faut hurler pour abattre le silence. J’ai senti le souffle me bousculer puis me retenir ; au milieu, la mer s’est mise à respirer comme moi. Elle m’a fait danser, nous nous regardions alors comme d’anciens amis qui se redécouvrent à chaque pas de danse. Je lui ai tapé sur l’épaule avec ma rame, de cette tape amicale et virile qu’on adresse à un animal, mais je l’ai à chaque instant respectée comme une mère, admirée comme un père, redoutée comme un dieu.
J’ai écouté encore le temps où sommeillait l’écho de quelque prochaine guerre ; j’ai imploré le ciel pour conclure avec lui une trêve et qu’il jette ailleurs ses armes et son fracas. J’ai épuisé dans l’opacité de l’huile ondulante qui me supportait, les sources d’une créativité profonde où les couleurs inconnues des abysses réfléchissaient les lumières sidérales et impossibles. J’ai soufflé, j’ai brûlé, j’ai gelé, j’ai eu mal ; j’ai oublié aussi. J’ai voyagé, derrière, devant, mais surtout ni derrière ni devant, ici, quoique bien ailleurs, dans tous ces rêves qui n’ont jamais eu de lieu et n’en trouveront certainement jamais.
Lorsqu’à bout de forces je suis arrivé, je ne me souvenais plus quand j’étais parti. Maintenant était une heure qui aurait pu être une aube en toute autre latitude ; mes aubes perçaient mes nuits de part en part d’une luminosité céleste. J’avais atteint la pyramide de mon triomphe, mais ne triomphais pas. Je n’éprouvais ni fierté ni bonheur, seulement une inquiétude vis-à-vis de tout ce que je venais de découvrir et que je devrai demain, et jour après jour, revivre, éprouver, pénétrer jusqu’à complète élucidation.
Après avoir longuement encore rasé la côte barrée par les congères, j’ai fini par trouver un lieu de repos. J’ai touché terre, une terre qui pour la première fois dans mon destin portait la dimension d’un autre continent. J’entrais. Les yeux énormes, puis repliés et modestes, les genoux tremblants, j’ai hissé le bateau, jeté une couverture, dégagé le fusil, et me suis endormi sur la neige. »
(p. 54-56)
Où la liberté reconnaît ses limites (p. 100-101)
Où la mer attise l’action (p. 153-155)
Extrait court
Extraits d’articles
L€irrésistible attrait de l€Arctique
La solitude dans le haut Arctique