De Sumatra à Bornéo :
« Dans l’archipel des Mentawai, au large de la côte ouest de Sumatra, l’île de Siberut était décrite, il y a encore une quinzaine d’années, comme un “paradis pour ethnologue” par le commandant Cousteau. Des siècles durant, les Mentawai ont vécu dans un isolement quasi total. Ils ont élaboré un système original d’interprétation de l’univers et un mode de vie qu’ils ont réussi à protéger jusqu’à une époque récente. En 1989, lors de ma première visite, il était interdit de s’y rendre, et c’est caché dans la cale d’un bateau de pêche puant le gasoil que j’ai effectué la traversée. Au cœur de l’île, dans un univers d’eau, de boue et de verdure exubérante, j’ai rencontré des hommes qui savent encore prendre le temps de vivre pour plaire à leur âme. Si, lors de mes voyages en Indonésie, j’ai parfois eu la sensation de ne pas être à ma place, il n’en a rien été chez les Mentawai. En quelques jours, il me semblait que j’étais chez moi, avec des proches. Les chamans Teurocha et Biligo Teukani furent plus que des guides. Ils restent aujourd’hui encore des amis avec qui j’ai partagé des moments de joie et de douleur et avec qui les différences culturelles perdent toute importance. Le voyageur qui croirait encore au mythe du bon sauvage pourrait se sentir conforté dans ses idées utopistes en rencontrant ce peuple si chaleureux et plein d’humour, qui vit en osmose avec la nature qui le fait vivre et semble en quête d’une vie aussi harmonieuse que possible. Teurocha et Biligo attribuent une âme à toute créature, homme, animal, plante ou objet. Mais cette âme a une fâcheuse tendance à vagabonder hors de son enveloppe, menaçant la santé des hommes et l’ordre du monde. C’est pourquoi l’existence est une perpétuelle recherche de l’équilibre et du respect d’autrui. Afin de “piéger” leur âme dans son enveloppe charnelle, les Mentawai cherchent à la séduire en veillant toujours à la beauté de leur corps qu’ils parent de fleurs aussi souvent que possible – ne les appelle-t-on pas les “hommes-fleurs” ? –, et en tentant de mener une vie agréable où chacun travaille juste ce qu’il faut pour ne pas lui déplaire.
J’ai toujours aimé le frémissement de l’aube, lorsque la brume s’effiloche lentement sur la cime des plus hauts arbres de la forêt. C’est souvent dans la fraîcheur humide du petit matin que les hommes partent en quête de leur subsistance dans cette jungle qui, comme toute chose, est un être vivant qu’il faut respecter pour qu’elle accepte de faire don d’elle-même et que l’harmonie entre les êtres ne soit pas troublée. C’est là, au cœur de cet océan de verdure, dans les terrains alluvionnaires, qu’on trouve les bosquets de palmiers sagoutiers dont l’intérieur du tronc fournit une farine, le sagou, qui assure la nourriture quotidienne des insulaires. Une partie du sagou est destinée à nourrir les poules et les cochons voués à être sacrifiés lors des puliajat, les fêtes rituelles qui permettent de renforcer les liens entre membres du clan. À leur approche, les femmes vont récolter le taro, un gros tubercule comestible qu’elles cultivent dans des terrains inondés toujours parfaitement entretenus. Elles en profitent souvent pour pêcher de minuscules poissons et des crustacés qui égaieront le repas du soir. Après les fêtes rituelles, les hommes partent souvent chasser, arc et flèches empoisonnées à l’épaule. Ils reviendront parfois après plusieurs jours et, si les esprits l’ont voulu, rapporteront un singe, une biche ou un cochon sauvage. Et si tel n’est pas le cas, ce n’est pas grave : on chantera pour que la prochaine fois, les esprits soient plus favorables. »
Sulawesi et Bali (p. 100-103)
Des petites îles de la Sonde à la Papouasie occidentale (p. 116-119)
Extrait court
« Dans l’archipel des Mentawai, au large de la côte ouest de Sumatra, l’île de Siberut était décrite, il y a encore une quinzaine d’années, comme un “paradis pour ethnologue” par le commandant Cousteau. Des siècles durant, les Mentawai ont vécu dans un isolement quasi total. Ils ont élaboré un système original d’interprétation de l’univers et un mode de vie qu’ils ont réussi à protéger jusqu’à une époque récente. En 1989, lors de ma première visite, il était interdit de s’y rendre, et c’est caché dans la cale d’un bateau de pêche puant le gasoil que j’ai effectué la traversée. Au cœur de l’île, dans un univers d’eau, de boue et de verdure exubérante, j’ai rencontré des hommes qui savent encore prendre le temps de vivre pour plaire à leur âme. Si, lors de mes voyages en Indonésie, j’ai parfois eu la sensation de ne pas être à ma place, il n’en a rien été chez les Mentawai. En quelques jours, il me semblait que j’étais chez moi, avec des proches. Les chamans Teurocha et Biligo Teukani furent plus que des guides. Ils restent aujourd’hui encore des amis avec qui j’ai partagé des moments de joie et de douleur et avec qui les différences culturelles perdent toute importance. Le voyageur qui croirait encore au mythe du bon sauvage pourrait se sentir conforté dans ses idées utopistes en rencontrant ce peuple si chaleureux et plein d’humour, qui vit en osmose avec la nature qui le fait vivre et semble en quête d’une vie aussi harmonieuse que possible. Teurocha et Biligo attribuent une âme à toute créature, homme, animal, plante ou objet. Mais cette âme a une fâcheuse tendance à vagabonder hors de son enveloppe, menaçant la santé des hommes et l’ordre du monde. C’est pourquoi l’existence est une perpétuelle recherche de l’équilibre et du respect d’autrui. Afin de “piéger” leur âme dans son enveloppe charnelle, les Mentawai cherchent à la séduire en veillant toujours à la beauté de leur corps qu’ils parent de fleurs aussi souvent que possible – ne les appelle-t-on pas les “hommes-fleurs” ? –, et en tentant de mener une vie agréable où chacun travaille juste ce qu’il faut pour ne pas lui déplaire.
J’ai toujours aimé le frémissement de l’aube, lorsque la brume s’effiloche lentement sur la cime des plus hauts arbres de la forêt. C’est souvent dans la fraîcheur humide du petit matin que les hommes partent en quête de leur subsistance dans cette jungle qui, comme toute chose, est un être vivant qu’il faut respecter pour qu’elle accepte de faire don d’elle-même et que l’harmonie entre les êtres ne soit pas troublée. C’est là, au cœur de cet océan de verdure, dans les terrains alluvionnaires, qu’on trouve les bosquets de palmiers sagoutiers dont l’intérieur du tronc fournit une farine, le sagou, qui assure la nourriture quotidienne des insulaires. Une partie du sagou est destinée à nourrir les poules et les cochons voués à être sacrifiés lors des puliajat, les fêtes rituelles qui permettent de renforcer les liens entre membres du clan. À leur approche, les femmes vont récolter le taro, un gros tubercule comestible qu’elles cultivent dans des terrains inondés toujours parfaitement entretenus. Elles en profitent souvent pour pêcher de minuscules poissons et des crustacés qui égaieront le repas du soir. Après les fêtes rituelles, les hommes partent souvent chasser, arc et flèches empoisonnées à l’épaule. Ils reviendront parfois après plusieurs jours et, si les esprits l’ont voulu, rapporteront un singe, une biche ou un cochon sauvage. Et si tel n’est pas le cas, ce n’est pas grave : on chantera pour que la prochaine fois, les esprits soient plus favorables. »
(p. 50-53)
Sulawesi et Bali (p. 100-103)
Des petites îles de la Sonde à la Papouasie occidentale (p. 116-119)
Extrait court