Collection « Compagnons de route »

  • Robert Louis Stevenson
  • Henry Miller
  • Antoine de Saint Exupéry
  • Abbé Pierre
  • Panaït Istrati
  • Joseph Kessel
  • Stanley Kubrick
  • Vladimir Vyssotski
  • Ernest Hemingway
  • Blaise Cendrars
Couverture
Introduction – Le veilleur solitaire :

« Rares sont les mots qui insufflent la vie. Ceux-ci, d’Antoine de Saint Exupéry, présentés dans Terre des hommes, ont tourné en moi pendant longtemps : “Ce qui sauve c’est de faire un pas. Encore un pas. C’est toujours le même pas que l’on recommence.” Je ne les comprenais pas, ne les acceptais pas. Tout en moi luttait contre eux. Depuis bien longtemps j’avais déposé les armes ; car il est facile de croire au destin. Pourtant, peu à peu, ils se sont installés et je les ai compris. Depuis ce jour, je marche et médite sur ce premier pas, que l’on recommence inlassablement, qui est la seule sagesse possible.
L’œuvre de Saint Exupéry n’est pas de l’ordre du roman ou d’un récit vaguement poétique, mais vide. C’est l’expérience d’une vie qui nous y est proposée, d’une souffrance et d’un combat quotidiens. Il ne nous enseigne ni le bonheur passif, ni l’optimisme béat, mais la joie dans la lutte, seule voie pour trouver une assise à nos vies. Son expérience est tout d’abord celle de l’hébétude devant la douleur, d’un amour sans usage, d’une errance qui semble sans terme possible. En cela, je me sens lié à lui. Je fais mienne cette phrase de Citadelle, qui s’applique à nous tous, que le doute se présente au grand jour ou au revers d’un masque : “Et si te voilà d’un domaine vendu et dispersé que feras-tu de l’amour du domaine. C’est l’heure de la mue laquelle est toujours douloureuse.” Saint Exupéry nous apprend que cet amour sans usage, qui crée la douleur, n’est pas sans recours, que chaque jour, il peut être dépassé. Qu’en allant contre soi et les degrés de la pente, on se porte, insensiblement, au-devant de soi. Car ce qu’il m’a appris c’est que, pour vivre avec il suffit de vivre pour, pour défendre ce qui vaut d’être défendu. Il m’a appris que rien ne servait de tenir registre de ses plaies, qu’il convenait de porter le regard devant soi, qu’on ne voyait rien à s’observer dans un miroir. Que le regard finissait par s’anéantir à buter, ainsi, contre lui-même.
Le chemin auquel nous invite Saint Exupéry est celui de la mue, nous apprenant que la douleur n’est pas sans rémission, invitant à faire se lever un homme en nous. Sa chair a souffert, non lui-même. Son corps n’aurait pas dû tenir la distance de ses engagements, mais l’homme, en lui, le faisait tenir. Je lui dois, aujourd’hui, une bonne partie de ma vie, car il m’a appris qu’il n’est pas de double heureux, que l’espoir est vain, qu’il ne fait que renforcer l’angoisse, en établir les fondations. Il m’a appris qu’il n’est pas d’avenir s’il n’est de présent. Je sais, comme il l’écrit dans Pilote de guerre, que “je n’aurai pas le droit de parler d’apparition soudaine, en moi, d’un autre que moi, puisque cet autre que moi, je le bâtis”. Il n’est qu’une vie et elle se fait dans le présent, l’acceptation de ce qu’il nous impose : les joies intenses, comme les détresses. Et c’est de l’acceptation de ces douleurs que naît la sagesse qui préside à ces joies.
Sa sagesse est celle de la responsabilité et de l’engagement dans le mouvement du monde. Sans cela, il n’est pas de miracle et ce mouvement va contre nous : il advient une lente érosion de l’homme par le vent et le sable, que rencontra Saint Exupéry, et qui marquèrent sa pensée. J’ai eu cette chance de le rencontrer sur ma route, que je voudrais partager ici. Je voudrais vous reconduire à Cap Juby où il s’en allait, seul, dans les dunes et sous le vent rasant du soir, pour trouver un sens à sa vie. Dans le ciel de Buenos Aires, où il trouva une rémission à sa douleur, dans l’amour. Dans la pampa et les Andes où, pour la première fois, il arpenta l’archipel humain qui se tient, menacé, en bordure de l’univers, entouré d’étoiles et mordu par les aquilons stellaires. Je voudrais vous mener, avec lui, dans le ciel d’Arras, où il se vit devenir homme, où il reçut enfin la leçon qu’il attendait, parce que jamais il n’avait renoncé. Avec lui, je viens vous inviter à la danse. Certes, il nous apprend que l’autre, blessé, amoindri, ne sent plus sa béquille si on ne le lui demande pas. Mais, j’en ai la certitude, il nous invite à danser sur la musique du monde. Parce que le poète connaît mieux que quiconque la réalité de la ronde. Puisqu’il s’en sait privé, qu’il ressent l’écart douloureux qui l’en sépare.
Quand je pense à sa vie, j’ai envie de reprendre ces mots, du Petit Prince, pour m’exclamer : “Ah ! petit prince, j’ai compris, peu à peu, ta petite vie mélancolique. Tu n’avais eu longtemps pour distraction que la douceur des couchers de soleil.” Saint Exupéry nous invite au spectacle, puisqu’il n’est pas que des couchers de soleil éteints, que l’aube que nous attendons tous, qui est ascension du soleil, peut naître de nos paumes. Certes, je ne vous le cacherai pas, le chemin est long, qui mène au spectacle. La leçon que vient nous livrer Saint Exupéry est difficile. On pourrait même la railler, en adeptes de l’absurde, comme sont devenus les hommes de notre siècle. Antoine de Saint Exupéry, lui aussi, pourtant, l’a connu, ce sentiment d’absurdité devant le ballet défait du monde, le sentiment d’une réalité, aussi bien intime que mondaine, déchirée. Mais il a continué sa route. Pour combler les brèches, les failles qui lui crevaient le corps, il s’est fait bâtisseur. Le chemin de sa rédemption est chemin parmi les étoiles. C’est là que je vous conduis. Je vous invite, ainsi, à la ronde et au spectacle, à vous faire jardinier. Comme celui-là qui, au seuil de la mort, ne demandait qu’une chose : bêcher encore. Parce que de la sorte, avec ce mouvement si simple de son corps penché vers la terre, il se faisait homme, petit à petit, toujours aussi sûrement. Parce que ainsi, en même temps qu’il devenait plus grand, il contribuait à construire le monde. Au détour de ces pages, je viens vous proposer d’arpenter les chemins qui menèrent Antoine de Saint Exupéry à lui-même, parce qu’un jour il m’a pris par les épaules et m’a dit : “Va et sois un homme.” Depuis, je recommence chaque jour. »
(p. 7-10)

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