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Interview : Adrien Clémenceau
Batelier de la Volga
Quelle expérience aviez-vous du kayak et quel lien entreteniez-vous avec la Russie avant de descendre la Volga ?
J’ai grandi sur les bords de la Loire, en évoluant inlassablement au rythme des crues. Lors de ma scolarité, à l’école primaire, des initiations au kayak étaient fréquemment organisées par le club nautique local. C’est à l’âge de 15 ans que j’ai décidé de m’inscrire à la base nautique de Bouchemaine pour être plus autonome dans ma pratique.
Quant à la Russie, je m’y étais rendu plusieurs fois. La première à l’âge de 19 ans, alors que je vivais en Lettonie. À la fin du mois de décembre 2007, accompagné de snowboardeurs lettons, depuis Riga, j’ai roulé deux jours et deux nuits à travers la Russie pour rejoindre le village de Dombaï, en Karatchaïévo-Tcherkessie. De ce voyage mémorable jusqu’au Caucase, je gardais toutefois la frustration de ne pas avoir pu parler un mot de russe ni lire les panneaux routiers en cyrillique. De retour en France, j’ai décidé d’apprendre cette langue. Mais aussi loin que je me souvienne, c’est à la lecture du roman de Jules Verne Michel Strogoff qu’un premier appel vers l’Est, d’une force incroyable, naquit dans mon esprit d’enfant : tout comme le courrier du tsar, quand je serais grand, c’est à travers la Russie que je rêverais de voyager !
Pourquoi avoir choisi de descendre en kayak ce fleuve emblématique ?
D’après moi, la Volga est l’essence même de la Russie. Quand on pense à elle, instinctivement, ce fleuve fait écho à ce pays et à son histoire. Cependant, il reste très méconnu du grand public avec peu de témoignages qui l’ont décrit. Entreprendre de pagayer sur la Volga revenait à la fantastique promesse d’un itinéraire hors du temps et éloigné des pôles touristiques (Saint-Pétersbourg, Moscou ou même le Transsibérien). Mon idée était de me rapprocher du peuple russe, celui qui habite sur les rives du cours d’eau qu’il chérit. En sortant du giron historique russe s’offrait aussi la chance de m’engager dans des républiques aux consonances que je trouve mystérieuses et enchanteresses, telles que la Tchouvachie, le Mari El, le Tatarstan et la Kalmoukie. En faisant le choix de la lenteur et du déplacement en kayak, l’expérience devait me permettre d’éprouver vraiment ce qu’est le fleuve Volga.
Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ?
Les premières barrières sont intellectuelles : comment organiser une telle aventure ? En effet, dans un premier temps, il a fallu obtenir un titre de séjour, plus long que le visa touristique, pour être autorisé à rester trois mois en Russie. Grâce à l’aide d’un correspondant local nommé Kirill, j’ai pu solliciter un visa de quatre-vingt-dix jours et être assisté pour rejoindre la source du fleuve. Ensuite surgissent les difficultés relatives aux imprévus. On peut toujours tenter d’anticiper au maximum sa préparation pour minimiser les difficultés, mais se confronter chaque jour au fleuve revêt son lot de surprises. Par exemple, la présence de neufs barrages hydroélectriques sur son cours n’a pas facilité mon entreprise : ils annihilent grandement le courant, faible sur la quasi-totalité de la Volga. Il faut donc redoubler d’efforts, même quand la météo est défavorable.
Quelles rencontres remarquables avez-vous faites ?
On pourrait penser que je me suis senti très seul sur mon esquif. En réalité, je n’ai cessé d’être entouré par un très grand nombre de personnages tout au long de cette expérience. Quelques clubs de kayak m’ont bien ouvert leurs vestiaires, mais les rencontres étaient spontanées. Parmi les plus mémorables, il y a eu celle avec Vassili, un paysan coupé du monde sur une île au large de Bolgar, en république du Tatarstan. Je me souviens aussi avoir été recueilli en pleine tempête avant le barrage de Gorodets par un hors-bord d’une magnanime patrouille du ministère des Situations d’urgence, de ma rencontre avec les Kalmouks, peuple bouddhiste tibétain, ou d’avoir été convié par une brigade de pêcheurs du delta à savourer une délicieuse soupe de poisson. À l’aube de l’hiver, les villages isolés des steppes du Sud me laisseront aussi un souvenir indélébile avec leurs habitants reliés à la vie par la seule présence du fleuve.
Des figures historiques ou littéraires vous ont-elles inspiré ?
Dans mon cheminement, le travail de deux figures m’a principalement inspiré. La première est celle du chimiste et photographe Sergueï Prokoudine-Gorski. En 2014, lors d’une exposition au musée Zadkine, j’ai admiré ses photos polychromes prises au début du XXe siècle : plusieurs dévoilaient la Volga sous Nicolas II. Il ne m’en fallait pas plus pour rêver d’aller la retrouver un jour. La seconde figure marquante est celle d’Alexandre Dumas, avec son Voyage en Russie, écrit en 1858, que j’ai lu pour la première fois en 2017. L’écrivain y a embarqué sur un bateau à vapeur depuis la région de Tver pour rejoindre la ville d’Astrakhan. À cette époque, le servage n’était pas aboli et les bourlaques trimaient encore pour haler les barges le long du fleuve. Lénine n’était pas né et le pays loin d’être marqué au fer rouge par la Seconde Guerre mondiale. Ce récit épique de la Russie du milieu du XIXe siècle m’a déterminé à suivre le même itinéraire, afin de connaître à mon tour ce qu’était la Volga cent soixante et un ans après le passage de notre grand romancier?
Questions préparées par Émeric Fisset
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