La maison d’édition et la librairie des voyageurs au long cours
Interview : Florent Grange
Adopter le Népal
Cela fait quinze ans que vous voyagez au Népal. Comment votre passion évolue-t-elle ?
Au départ, il y avait la passion pour la montagne, née des éblouissements de l’enfance en Chartreuse et dans le massif des Écrins, l’enthousiasme de mon oncle relatant son expérience himalayenne, et la fascination pour les récits des himalayistes, les pionniers surtout. Mais une passion s’enrichit d’être partagée, de s’incarner dans l’humain, de s’ouvrir à plus vaste qu’elle. Le Népal m’a offert cela. Je fais beaucoup d’alpinisme dans les Alpes. Dans l’Himalaya, je ne grimpe pas, je ne cherche pas la très haute altitude à coups de cordes fixes et d’oxygène : avec ma femme, ma famille, des amis, des compagnons sherpas, gurung ou tamang, je marche, je contemple, je découvre, je partage. Avec notre filleul Tenzin, et maintenant sa fille de 2 ans, ainsi qu’avec notre seconde filleule Tenzin Dolma, il y a par ailleurs une relation affective profonde.
Quelle marche vous a particulièrement ému ?
Notre ascension du Tsergo Ri dans le Langtang. Avec les 16 mètres qu’il lui manque pour atteindre 5 000 mètres et bien qu’elle dépasse le mont Blanc, c’est à l’échelle himalayenne une toute petite montagne. Mais il y avait beaucoup de neige, instable et profonde. Et puis nous étions réunis, avec Tenzin et nos trois enfants. C’était notre premier séjour au Népal, le premier partage avec Tenzin. La vue du sommet, sur des géants de 7 000 mètres tout proches, était à couper le souffle. Tenzin découvrait la neige, et se rapprochait pour la première fois du Tibet où ses parents étaient nés, d’où ils avaient dû s’enfuir. C’était comme si notre famille et ses horizons s’élargissaient. L’émotion était forte car nous doutions d’atteindre le sommet. Nous étions seuls. Personne d’autre, depuis le village de Langtang (qui a été enseveli depuis), n’avait bravé la neige. Et nous y sommes parvenus tous ensemble.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous engager dans des missions humanitaire là-bas ?
Dans les années 1990, nous militions ma femme et moi à Amnesty International. La campagne d’Amnesty sur le Tibet nous avait impressionnés, nous révélant l’ampleur des exactions et du génocide culturel. Mais nous ne voulions pas faire de politique. Nous voulions apporter une aide concrète et personnalisée. En 1998, le hasard d’une conférence dans un village voisin du nôtre en Alsace, nous a fait découvrir l’association ? Tibet libre », devenue par la suite SolHimal. Nous avons parrainé Tenzin, puis lors de notre deuxième voyage la petite Tenzin Dolma. Nous avons consacré de plus en plus de temps à SolHimal, créant et faisant vivre l’antenne de Reims lorsque nous y avons déménagé. Notre engagement pour les ? enfants de la Lune » du Népal tient aussi du hasard. La directrice de SolHimal à Katmandou nous a interpellés, en tant que médecins, sur un enfant gravement atteint. Nous nous sommes rapprochés d’un collègue dermatologue hospitalier de Katmandou et avons découvert que cette maladie, rarissime en France, était bien plus fréquente et grave là-bas. Nous l’avons confirmé par des études cliniques et génétiques. Dès lors, nous essayons d’améliorer la condition des enfants atteints de ce mal.
Qu’est-ce qui suscite votre étonnement dans les culture népalaise et tibétaine ?
La gentillesse, les sourires, l’acceptation de ce qui advient. Ceci inclut l’ouverture à la rencontre, à l’autre ; la capacité d’écoute de l’autre. Le bonheur d’accueillir, d’offrir. Un objet de valeur (marchande ou plus encore affective), par exemple un bouddha d’ébène rapporté d’un voyage à Dharamsala pour y rencontrer le dalaï-lama, gagne encore en valeur à être offert. La spiritualité profonde ancrée dans la vie, dans la rue. La tolérance, le syncrétisme des religions, des croyances et des philosophies. La richesse d’un savoir-faire ancestral, agropastoral, artisanal, encore vivant et transmis aujourd’hui malgré l’ouverture à la modernité. La résilience et le courage, face aux vicissitudes de l’histoire, aux incertitudes de l’avenir, à la violence des cataclysmes naturels dans cette région du monde.
Quels récits d’himalayistes recommanderiez-vous ?
Bataille pour le Jannu, par Jean Franco et Lionel Terray. C’est le récit des expéditions de 1959 et 1962 par deux auteurs de sensibilité différente, mais tous deux passionnés par le Népal et son peuple autant que par l’alpinisme, comme en témoignent les détails géographiques ou ethnographiques et la richesse des photos de l’édition Gallimard. La narration est plaisante, non dénuée d’humour. Après l’Annapurna et le Makalu, le Jannu est la troisième grande entreprise française en Himalaya. La seconde expédition, victorieuse, est conduite et contée par le plus grand alpiniste français de sa génération, qui est aussi l’auteur des Conquérants de l’inutile, best-seller de la littérature de montagne. L’année 1962, c’est encore la grande époque, et en même temps un tournant de l’histoire himalayenne. Les derniers 8 000 sont tombés. Le Jannu, citadelle d’allure imprenable, marque le début d’un alpinisme de difficulté en très haute altitude. Le Jannu, ? Kumbhakarna » pour les Népalais, est pour moi la plus inspirante des montagnes himalayennes. C’est face à lui, à Kambachen (4 150 m), sous le Kangchenjunga, que m’est venue l’idée de ce livre.
Questions préparées par Anna-Katharina Lauer
Archives des interviews