Ă€ pied Ă  travers la Mongolie (II)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2004 les confins montagneux du nord-ouest de la Mongolie.


5. De Delüün à Ölghii : des femmes au regard soumis


« Hallal, Hallal ! » Mon cœur frémit d’impatience. Dans l’écuelle ronde qui ressemble au cercle de justice du bouzkachi s’entassent des monceaux de pâtes et de viande bouillie. C’est le besparmak – « cinq doigts » –, plat national kazakh. Or Jallel m’invite à y plonger la main pour me servir. Aïp et Khuneïm, ses fils aux trente années trempées par une intrépide existence menée au cœur des montagnes, raclent déjà les os avec leur couteau à large lame. Tantôt ils mordent dans la viande et mâchent à peine – j’entends juste craquer alors les cartilages sous leurs coups de dents rageurs –, tantôt ils s’escriment de la pointe du poignard à curer les interstices, séparer les osselets ou casser l’os afin d’en aspirer la moelle avec un rictus de fauve. De la même façon que le tchopendoz saisit la dépouille du bouc et l’arrache à la mêlée, ma main se fraye un passage parmi celles qui s’emmêlent au-dessus du plat et vole un morceau immergé dans la lourde sauce à base de lard, de sel et d’oignons sauvages, qui déborde de l’assiette, s’épanche sur la table au vernis écaillé, et perle sur mon pantalon. La pénombre, autour de moi, se peuple de bruits de succion et de doigts avidement pourléchés ainsi que de rots gras. Nul mot ne trouble ce chant simple : causer gâte la bonne chère.
Dès le départ de Delüün, le vent s’est manifesté, né sur les sommets que Laurent et moi gravissons en direction du village d’Altaï. Sa force est insuffisante pour nous empêcher d’avancer mais elle rend les pauses inconfortables, froides et, pire, elle est de mauvais augure pour la suite. Aux tornades qui zèbrent la steppe de colonnes de poussière tournoyantes et sans cesse en mouvement a succédé la neige. La dame blanche n’a pas souplement vêtu la région de son manteau hiémal et soyeux, elle l’a, deux jours durant, frappé de glace, griffé de congères et noyé d’une brume albescente. Les Kazakhs prétendent que le son du kobiz, leur vièle à deux cordes, réveille et convie l’âme des morts. Le furieux sifflement du vent s’y apparentait suffisamment pour me faire passer l’envie d’un nouveau bivouac glacial. La rencontre avec Jallel dans son campement d’hiver fut, au milieu de la tourmente, un geste du destin. Maintenant accroupi près de lui et comparable au vautour penché sur une carcasse, j’engloutis les lambeaux de viande de cheval et de vache qu’Amank – la femme de Jallel, de vingt ans sa cadette – a longuement fait bouillir dans le wok. Les éleveurs n’abattront pas de bêtes avant un mois et la viande séchée l’été dernier peine à cuire. Aussi Amank recharge-t-elle souvent avec de l’argal (bouse séchée combustible) le poêle en tôle noire qui sert de cuisinière et chauffe cette habitation en pisé de cinquante mètres carrés. À chaque fois qu’elle entrouvre la trappe du fourneau, la rouge lumière des flammes bondit sur le visage de celles qui, en une informe et presque invisible tapisserie humaine, se tiennent en retrait dans l’obscurité. Ma main droite cesse sur-le-champ de fouiller la sauce lourde comme du sirop et mes yeux s’élargissent pour déceler, à travers l’ombre, la beauté des filles et belles-filles de Jallel. Combien en a-t-il ? Il le sait. Quel est leur âge ? Qu’importe, il en sait certaines nubiles et bonnes à marier. La fenêtre du poêle s’ouvre et je sonde les pupilles, réservées mais pourtant si curieuses, de ces jeunes femmes dont souvent nul, hormis la mère et l’époux, ne sait rien. Elle s’ouvre à nouveau – la chaude clarté jaillit vers celles dont j’aurais pu m’éprendre – et mes yeux caressent une épaule musclée, flattent une courbe de hanches généreuse ou soupèsent des seins libres sous un gilet de feutre. J’ai devant moi des femmes au regard soumis à qui la culture ôte le droit de choisir un mari et la date des noces. Toutefois, en prenant place parmi Jallel et sa troupe, je tiens les coutumes kazakhes pour justes et nobles et je juge que les gardiens de traditions millénaires n’ont pas à être importunés par l’avis impudent d’une personne – aux traits à peine marqués par l’âge – telle que moi. Ces us, qui paraissent primitifs et violents, je les avais aussi décelés chez Dadee dont les yeux perçants me sondaient durant le protocole des ablutions et de la prière précédant le dîner (trois kilos de truites pêchées au harpon), chez Birkenbol, fameux joueur de dombra que j’écoutais chanter « Aru Ana », délicieuse et traînante mélodie kazakhe, chez Khavil qui, à 89 ans, chevaucha deux heures dans le vent froid pour regrouper son troupeau, chez l’aksakal Azatkhan dont le visage aux pommettes écrasées s’amincissait jusqu’à disparaître sous un triangle de barbe blanche, ou encore chez Sebte, Kharimbek et tant d’autres. Tous sont kazakhs. C’est à ces hommes bienheureux, fiers et à qui la vie rude et saine de pasteur fait ignorer les soucis inutiles, que l’AltaÏ mongol appartient. L’islam, son livre et son prophète se sont imposés en haute Tartarie. Ouriankhais et Touvas ne sont plus chez eux dans ce que plusieurs Kazakhs ont appelé devant nous kazakh uls, « le pays kazakh ».


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