Les cabinets de curiosités



Au commencement était la curiosité… ou plutôt à la fin, puisque c’est en raison de leur curiosité excessive qu’Adam et Ève furent chassés du jardin d’Éden. Acte lourd de conséquences certes, mais révélateur d’une qualité inhérente à la nature humaine : cette propension à vouloir découvrir, connaître et s’émerveiller.
Avant l’exil, Adam avait dressé l’inventaire du Paradis en donnant un nom à chaque créature. Alliant la curiosité à ce goût pour l’inventaire, l’homme allait plus tard tenter de réunifier les fragments de ce monde perdu sous la forme bien singulière du cabinet de curiosités.

Paradis et Parnasse, sources d’émerveillement
Le Paradis terrestre était au Moyen Âge une réalité qui ne pouvait être remise en question. Certains le faisaient figurer sur les cartes à côté des continents connus. D’autres pensaient qu’après la Chute, le Paradis avait été scindé en plusieurs morceaux qui devinrent des continents. Ainsi pouvait-il être partout et nulle part à la fois. Quant à Christophe Colomb, il croyait pouvoir le localiser très précisément, à tel point qu’il l’assimila au Nouveau Monde mors de sa découverte en 1492. Au fur et à mesure de ses conquêtes, il baptisa les villages de noms de saints, devenant à son tour héritier de la Terre promise. Une porte venait de s’ouvrir…
Une vague d’exotisme déferla alors sur l’Europe. Grâce aux explorations financées par les princes et au commerce des navigateurs marchands, le continent s’enrichit de curiosités et merveilles ramenées de cet autre monde qui, s’il n’était pas le Paradis, lui ressemblait malgré tout quelque peu.
Au Quattrocento, l’autre source de l’émerveillement fut la découverte de l’Antiquité, à travers ses œuvres et ses textes. Les collectionneurs, dont les plus illustres furent les Médicis, peuplèrent alors jardins et villas de ces trésors surgis du passé. Leurs alliances avec les Valois ou les Habsbourg contribuèrent à propager ce goût du merveilleux qui s’étendit au-delà des Alpes. l’idéal antique renaissait dans les académies et les cours des princes. Délaissant leur Parnasse, les dieux prenaient forme dans le marbre et les muses quittaient leur séjour radieux pour souffler à l’oreille de l’humaniste les règles de la beauté et de l’harmonie.
Dans les collections médiévales religieuses, deux mondes se côtoyaient. À côté des reliques des saints, porteurs de présence invisible, figuraient des objets insolites : la corne de la légendaire licorne, les os d’un géant ou un crocodile « bouilli en huile » suspendu aux voûtes. Krysztof Pomian appelle ces objets porteurs de signes des « sémiophores ». Par la signification que l’homme leur attribue, ils deviennent médiateurs entre le visible et l’invisible, le sensible et l’intelligible, le connu et l’inconnu. De la même façon, les curiosités exotiques et les vestiges de l’Antiquité sont des « sémiophores » du lointain et du passé. Leur contemplation permet d’effectuer un voyage immobile dans l’espace et le temps, à travers « tous les siècles et tous les pays ».

La chambre des muses
C’est dans l’Italie de la Renaissance que l’on trouve la préfiguration du cabinet de curiosités : le studiolo. Lieu de réflexion attenant au palais ou à la villa et situé face à un jardin secret, cet espace s’ouvrait sur un autre monde, celui de la pensée placée sous l’égide des muses et des dieux. Outre les peintures allégoriques ou les marqueteries en trompe l’œil ornant les murs, on pouvait y découvrir des cartes géographiques, des horloges, des manuscrits précieux, des objets de culte, des fragments de bas-reliefs. À Mantoue, le studiolo et la grotta d’Isabelle d’Este contenaient ainsi plus de 1 600 pièces dont une corne de licorne, des coraux, des ouvrages d’orfèvrerie et des peintures de Mantegna, de Corregio, de Purrugino. Même si on ne distingue pas encore, dans ces collections, les classements qui seront propres aux cabinets de curiosités, on y décèle un certain goût pour l’éclectisme : chaque objet collectionné se prolonge comme autant de périples où l’imaginaire rivalise avec la passion du savoir, de l’invention et de l’art.

Le théâtre du monde
L’univers est trop vaste pour que d’un seul regard l’homme le parcoure… et la mémoire trop fragile pour retenir tout ce que le monde contient. De ce constat va naître l’une des créations les plus originales de la Renaissance : le théâtre de mémoire. Dans son Idea del teatro, paru en 1550, Giulio Camillo Delminio décrit ainsi un théâtre contenant les images des dieux, les représentations des planètes, les différents règnes et les inventions de l’homme. Dans cette structure, la mise en scène de la diversité des objets permettait de les classifier et de les mémoriser. Musée universel, « boîte à merveilles », ce Teatro intéressa François Ier, qui possédait un cabinet de curiosités au château de Fontainebleau. Samuel Quiccheberg, médecin flamand, conservateur du cabinet d’art d’Albert V de Bavière à Munich, s’en inspira également dans un traité publié en 1565. Il y définissait la collection comme « un très vaste théâtre embrassant les matières singulières et les images excellentes de la totalité des choses ». À travers ce concept de « théâtre du monde » apparaît la vocation encyclopédique du cabinet de curiosités. Au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, la « culture de la curiosité » se répand à travers l’Europe. Appelé en Allemagne « chambre d’art et de merveilles » (Kunst und Wunderkammer), le cabinet de curiosités trouve son modèle dans les collections des princes de l’époque maniériste : Ferdinand de Tyrol au château d’Ambras, Rodolphe II à Prague, François de Médicis à Florence… Le terme de « chambre » paraît cependant peu approprié, si l’on songe qu’il s’agissait là de salles assez vastes pour abriter, à côté des sculptures, moulages, armures, des armoires contenant horloges, automates, objets d’orfèvrerie ou de joaillerie, coraux, fossiles, plantes ou animaux exotiques. Ces ancêtres du musée élaborent un principe de classification se divisant en trois sections : naturalia, artificia, et mirabilia. On retrouvera généralement cette présentation dans le cabinet de curiosités, véritable « microcosme, ou abrégé de toutes les choses les plus rares », ainsi que le définit le médecin Pierre Borel à propos de sa collection.

Collections particulières
Les cabinets de curiosités sont avant tout le reflet de l’esprit de leurs créateurs. Ils n’ont pas tous une vocation encyclopédique. Les collections princières, même empreintes d’humanisme, étaient signes de pouvoir et de prestige. Celles des « amateurs » devinrent un moyen de reconnaissance sociale. D’autres collectionneurs, comme les apothicaires ou les médecins, feront du cabinet de curiosités un lieu d’étude et de recherches. Les raisons menant à créer un cabinet sont donc diverses. Par exemple, le français Pierre Trichet devint collectionneur pour se consoler d’avoir épousé une femme acariâtre… Cependant, le goût de la curiosité restera le dénominateur commun de ces collections et leurs propriétaires n’hésiteront pas à engloutir des sommes d’argent importantes dans l’acquisition de telles raretés, effectuant parfois eux-mêmes des expéditions afin de se les procurer.

Un songe mélancolique ?
Le cabinet de curiosités était le passage obligé de ceux qui effectuaient le Grand Tour. Sans leurs témoignages, et sans les inventaires manuscrits de l’époque, nous ne pourrions nous faire une idée du contenu de ces collections. Quant aux frontispices de leurs catalogues imprimés, ils permettent d’avoir une vision, parfois idéalisée, de leur disposition. La page de titre de l’inventaire du « Muséum » du père jésuite allemand établi à Rome, Athanase Kircher, nous montre par exemple l’un des plus fameux cabinets de curiosités de l’Italie du XVIIe siècle. Dans ce dédale de galeries jalonnées d’obélisques, le regard passe simultanément de la terre aux étoiles. Le visiteur apprend à connaître « la chaîne qui unit le monde supérieur au monde inférieur », ainsi que le mentionne l’épigraphe inscrite au plafond. C’est sans doute dans le but de déchiffrer « le mystère de l’univers » que Rodolphe II a constitué un cabinet de curiosités devenu mythique. Ses collections furent dispersées après sa mort en 1612. Mais à l’occasion d’une exposition présentée au château de Prague en 1997, on pouvait retrouver, parmi d’autres trésors, les tableaux de son peintre favori, Arcimboldo ; et mesurer de la sorte le rapport troublant entre les représentations de ces personnages composites et l’esprit même de la collection de Rodolphe qui fut pour ses détracteurs d’une « confusion babylonienne ». L’empereur, entouré d’artistes, de philosophes, d’astrologues et d’alchimistes, négligeait les affaires d’État, et se consacrait entièrement à la constitution de collections dont l’inventaire comportait près de quatre cents pages (sans compter les tableaux). Au milieu de ses richesses, il devait ressembler à l’ange mélancolique de la gravure d’Albrecht Dürer, murmurant la phrase du poète : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? ». En effet, l’aspect pétrifié de ces objets extraits de leur contexte peut engendrer la mélancolie. Mais, nous conte Claude Mettra, « au bout […], il y a ce sentiment de partager la trame profonde de ces vies apparemment silencieuses où le feu de la matière s’est réfugié ». Et c’est peut-être pour retrouver la flamme animant toutes choses que les collectionneurs firent construire des laboratoires ou des observatoires dans le prolongement de leur cabinet : ils pourront ainsi avoir un rôle actif à l’égard de la nature. Ce nouvel aspect du collectionneur comme créateur caractérise la fin de la Renaissance. L’homme compose avec le monde, à l’image de cette peinture du studiolo de François de Médicis à Florence représentant la Nature et Prométhée réunis. Dans cette optique, les œuvres des artistes vont apporter une dimension supplémentaire au paysage du cabinet ; le transformant en lieu d’enchantement des sens. L’un des créateurs de grottes artificielles les plus fameux, Bernard Palissy, s’inspirant des constructions du Songe de Poliphile, inventera une succession de « cabinets verts » à l’intérieur desquels apparaissent des fontaines en forme de statues fabriquées à partir de coquillages, et animées par des systèmes hydrauliques cachés. Ces créations, en voulant imiter les métamorphoses de la matière, tiennent lieu de prodiges, entraînant celui qui les découvre dans les labyrinthes d’un songe infini…

Monstres et prodiges
Pour Francis Bacon, philosophe élisabéthain qui voyait dans les cabinets de curiosités « un modèle de l’universel devenu privé », la nature peut être considérée sous trois aspects : normale, aberrante, et travaillée par l’homme. Les aberrations de la nature furent pour beaucoup dans la renommée des cabinets de curiosités. Qu’il s’agisse de la corne de licorne, des sirènes momifiées, des squelettes de dragons, des crocodiles, sans compter les portraits d’hommes velus ou les représentations des « acéphales », on aurait dit que tout ce bestiaire fantastique avait surgi du Livre des merveilles du monde, manuscrit médiéval qui décrivait la faune de mondes imaginaires. Cette fascination pour certaines de ces créatures refera surface beaucoup plus tard dans nos fêtes foraines avec leurs galeries de monstres.
Mais à l’époque de Bacon, l’homme apprivoise l’aspect monstrueux de la nature en le transformant en œuvre d’art. Le fait de collectionner ces « bizarreries », parfois créées de main d’homme, dévoile donc une autre caractéristique du cabinet de curiosités : son aspect ludique. Jeu humain, il fait écho au jeu divin de la création. En témoigne cette image d’un monde inversé dans le cabinet de Ferrante Imperato à Naples : au plafond est suspendu un crocodile, entouré par une multitude de coquillages et de poissons de mer. Même si cette disposition était due en réalité à un manque de place, elle ne pouvait manquer de surprendre le visiteur…

La fin du voyage ?
L’homme, nouvel Adam, a voulu donner un nom à toutes choses, constituant un jardin de la diversité ; mais la curiosité entraîna à nouveau sa chute. Quelle en fut la raison ? La Raison elle-même qui, à travers le siècle des Lumières, fit de la curiosité une maladie de l’âme. Déjà Pascal dans ses Pensées la condamnait ainsi : « Curiosité n’est que vanité le plus souvent. On ne veut savoir que pour en parler, autrement on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais rien en dire et pour le seul plaisir de voir, sans espérance d’en jamais communiquer. » Même si cette critique concerne le trait de caractère, elle traduit bien le point de vue de certains représentants de la pensée positiviste, qui voyaient dans les cabinets de curiosités une « espèce de fumier philosophique » et un « fourre-tout » inextricable. L’heure était à l’étude de la nature sous ses aspects tangibles et mesurables, étude qui faisait encore appel à la curiosité mais sous une forme scientifique et rationnelle écartant tout aspect merveilleux ou symbolique.
Ainsi, à l’époque de l’apparition de L’Encyclopédie, au XVIIe siècle, les cabinets de curiosités cédèrent progressivement la place à des collections spécialisées. Le « théâtre du monde » se vida de ses personnages : le crocodile quitta son ciel d’étoiles de mer pour s’en aller rejoindre les frères de son espèce au Muséum d’histoire naturelle, la sirène replongea dans son royaume d’illusion, le tableau interrompit son dialogue avec le manuscrit et le globe céleste s’arrêta de tourner. Cependant, le merveilleux n’avait pas complètement disparu. À l’hôtel du Lude, à Paris, Joseph Bonnier de la Mosson avait installé ses cabinets constitués d’un laboratoire de chimie « doté d’admirables fontaines », d’une pharmacie « riche de mille substances réelles ou imaginaires », d’un musée naturaliste. Au bout d’un couloir couvert de milliers de papillons, l’hôte découvrait alors, au comble de l’enchantement, un théâtre d’automates interprétant la création du monde…

Par Francis Adoue
Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 3
En savoir davantage sur : Francis Adoue
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