Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Levée d’écrou :

« Par une tiède journée d’été, notre Pobeda est entrée dans Soussouman en filant le long de bâtiments familiers auxquels tant d’histoires me rattachaient. Vlassenko et moi sommes descendus devant une bâtisse de plain-pied où siégeait le premier bureau de la Direction ouest des camps (Zaplag). C’était là que j’avais commencé mes “universités” de la Kolyma.
“Va demander au service spécial à quelle heure la commission commencera demain ses travaux. On se reverra à cette heure-là”, m’a dit Vlassenko en prenant congé de moi.
Dans ma tête se bousculaient des pensées plus heureuses les unes que les autres : “À l’heure actuelle, j’en ai pour vingt-cinq ans ; admettons qu’ils me fassent une remise de dix ans, il m’en restera quinze ; en comptant les sursis, ça fera six ! Et pour peu qu’ils me filent une remise de quinze ans, sait-on jamais, il m’en restera dix à tirer ; autant dire des clopinettes, avec les sursis…” Je n’arrivais pas à croire qu’avec une peine de vingt-cinq ans prononcée par un tribunal, je pouvais être libéré dans un avenir prévisible. Tout ça tournait dans ma tête à une vitesse folle, et impossible de me calmer. Au service spécial, on m’a dit que la commission ouvrirait la séance le lendemain à 10 heures. J’ai flâné dans le bourg. Je ne voulais voir personne, de peur de tromper mes attentes par des bavardages.
Le lendemain matin, levé de bonne heure, je piaffais. Le temps n’en finissait pas de tourner. Parfois, j’avais l’impression qu’il s’arrêtait. Je ne quittais pas le cadran des yeux. Quand les aiguilles ont passé 9 heures, j’ai pressé le pas vers le bâtiment familier pour y être un quart d’heure à l’avance. Il y avait déjà foule. C’était des prisonniers acheminés sous escorte par camions de plusieurs camps miniers des environs. Apparemment, la commission planchait sur leur dossier. À peine avais-je franchi l’entrée que plusieurs personnes ont fondu sur moi : “Mais qu’est-ce que tu fiches ! Vlassenko t’attend, Plemiannikov te cherche, Stroukov demande après toi…” Stroukov, c’était le chef de la Direction ouest des exploitations minières (zgpou). “Eh ben, me voilà… — Mais tout le monde est reparti maintenant !” Il s’est avéré que le service spécial s’était trompé : la commission commençait ses travaux à 8 heures du matin…
Ils ont téléphoné à Vlassenko. Dans le combiné, j’ai entendu sa voix irritée :
“Je te l’avais pourtant bien demandé ! On t’a attendu ! Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Au service spécial, ils m’ont dit que… (Je bafouillais.) Croyez-moi, pour une cause pareille, j’aurais passé la nuit dans la cheminée de la chaufferie, rien que pour être à l’heure !”
Une haute cheminée de briques s’élevait près du bâtiment où siégeait la commission.
“Bon, ne bouge pas et attends-moi !” a dit Vlassenko en raccrochant.
Tout est fichu, ai-je pensé en m’adossant au mur du couloir, pétrifié.
Vlassenko est arrivé quelque temps plus tard, suivi par d’autres chefs qui sont entrés dans le bâtiment. Ordre m’a été donné d’attendre là, dans le couloir. Enfin, j’ai entendu mon nom. Jusqu’alors, je n’avais vu que des bureaux où l’on rallongeait les peines ; c’était la première fois que je me trouvais dans une salle d’audience où la mienne pouvait être réduite. Une trentaine d’hommes y étaient réunis. Des militaires et des civils. Je ne connaissais pas la plupart d’entre eux. Une sténographe blonde était assise dans un coin.
“Prisonnier Toumanov, asseyez-vous, a dit celui qui tenait le haut de la table.”
J’ai su par la suite que c’était Vladimir Semionovitch Timofeïev, de Moscou, président de la commission.
Je me suis laissé choir sur une chaise pour écouter, avec les autres, l’officier qui donnait lecture de mon dossier : ma naissance, mon travail, mes condamnations, ma conduite dans les camps, le nombre de mes sanctions disciplinaires. Tant de vilaines choses à mon sujet que j’en étais moi-même atterré. Je me disais : “Mon Dieu, comment ai-je trouvé le temps de faire tout ça ? Vraiment, quel énergumène je suis !”
Puis l’officier en est venu à l’après 1953. À cette époque, a-t-il lu, Toumanov change brusquement de comportement… Non sans surprise, j’ai entendu plus de bonnes choses sur mon compte que jamais auparavant. Il y était question aussi de ma brigade qui, depuis trois ans déjà, donnait le meilleur exemple à la Kolyma, de mes innovations, de ma méthode d’extraction des sables aurifères, de nos records de production. “Mon Dieu, ai-je pensé, je suis quand même quelqu’un de bien !”
Ordinairement, l’examen d’un dossier prenait de quinze à vingt minutes.
Ils m’ont cuisiné pendant plus de deux heures et demie… Je ne me souviens pas de toutes les questions, mais l’une d’elles m’a pris au dépourvu : “Dites-nous, Toumanov, qu’est-ce qui vous déplaît dans la vie d’aujourd’hui ?”
Fichtre ! Bonjour la question…
Il y avait beaucoup de choses qui me déplaisaient, ainsi qu’à mes compagnons de captivité, et je me suis demandé fébrilement ce que je pouvais bien leur dire sans passer pour un opportuniste, mais sans trop en rajouter non plus pour ne pas croupir ici jusqu’à la fin de mes jours. Alors, j’ai vu défiler devant moi des images de Moscou, de la place Rouge, du mausolée où deux noms étaient gravés dans la pierre, ceux de Lénine et Staline. Soudain illuminé, j’ai dit sur le ton d’un vieux bolchevik : “Voyez-vous, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi le mausolée renferme encore, aux côtés de notre guide, à Moscou, sur la place Rouge, le corps d’un homme qui a fait tant de vilaines choses !”
Un silence de mort s’est installé.
Les dénonciations de Khrouchtchev étaient encore fraîches, et ce genre de discours ne passait pas ici, surtout chez les militaires ou les cadres de la Sûreté. Les membres de la commission me dévisageaient en silence, avec curiosité, en échangeant des regards. J’ai ressenti comme une brûlure : et si j’avais gaffé ? Quant à Lénine, nous étions plusieurs milliers de prisonniers à ne plus nous faire d’illusions. À cette époque, déjà, nous savions et comprenions beaucoup de choses auxquelles les autres ne réfléchiraient que bien plus tard, et j’avoue que ma verve ne faisait que répondre au désir de saisir la chance qu’on me donnait.
C’est Timofeïev qui a rompu le silence : “C’est bon, vous pouvez disposer.”
Abattu, j’ai dit en me levant :
“Au revoir.
— Attendez dans le couloir, a-t-on dit dans mon dos. Nous vous appellerons.”
Dans le couloir, les officiers me questionnaient de toutes parts, mais je ne savais quoi leur répondre. Au bout de dix à quinze minutes, ils m’ont fait entrer à nouveau. Timofeïev s’est levé à ma rencontre : “La Commission des droits du Présidium du Soviet suprême de l’urss en charge de la révision des dossiers judiciaires vous libère en annulant vos condamnations. Elle exprime la ferme conviction que vous saurez rejoindre les rangs des bâtisseurs d’un avenir radieux…”
Ahuri, je ne pouvais parler. Des larmes ont embué mes yeux.
Les doutes, pourtant, ne me quittaient pas : peut-être que j’avais mal compris ? peut-être qu’on me confondait avec quelqu’un d’autre ? Ils avaient mal vu ma peine : vingt-cinq ans. Quelqu’un allait se lever pour dire : “Mais non, permettez…” J’ai recouvré mes esprits et regardé autour de moi. Des visages souriants, le monde n’avait pas sombré. J’ai commencé à croire que oui, tout cela m’arrivait vraiment.
“Je ne trouve pas les mots pour vous exprimer mon sentiment de gratitude. Je voudrais simplement promettre ceci à l’assistance : jamais vous n’aurez honte de m’avoir libéré.”
Le moment est venu de quitter la salle, mais quelque chose me retenait. Je me suis imaginé, soudain, rentrant heureux comme tout à Kontrandia et retrouvant les copains qui avaient travaillé avec moi pendant trois ans avec une part de souffrance qui n’était pas plus petite que la mienne ; comment pourrais-je les regarder dans les yeux ? Donc, me voilà libre… Je n’étais coupable de rien devant eux, et ils le savaient, mais tout de même…
“Je n’ai qu’une chose à vous demander…”
Comme à la baguette, toutes les têtes se sont tournées vers moi. Je me suis adressé à Timofeïev : “Citoyen-chef, vous comprenez quel homme heureux je suis aujourd’hui. Mais je vais devoir maintenant retrouver des hommes que j’ai menés derrière moi de mine en mine, de longues années durant. Peut-on leur apporter un peu de joie, au moins leur promettre quelque chose, que d’ici quelque temps…”
Au quart de tour, Timofeïev a tout compris.
“Fedor Mikhaïlovitch, a-t-il dit à Borovik, veuillez dresser les listes de ceux qui ont travaillé avec Toumanov pendant plus de deux ans, et présentez-moi leurs dossiers après-demain.” »
(p. 226-230)

Au nom de l’article 58 (p. 61-66)
Cent tonnes de chair humaine (p. 147-150)
Extrait court
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.