Collection « La clé des champs »

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Couverture
Identités – Un passé qui ne passe pas :

« On vous dit Turquie, vous pensez Istanbul et Cappadoce, steppes et hauts plateaux, tapis d’Orient, visages anatoliens aux pommettes hautes, vizirs et pachas… Des images difficiles à rattacher à l’idée qu’on se fait de la Méditerranée. La Grèce, en revanche, en est souvent perçue comme la quintessence : la mer, le soleil, les maisons blanches aux volets bleus, et des ruines antiques dans un coin du tableau. La traversée de ces deux pays nous a pourtant appris que la Méditerranée ne se trouvait pas toujours là où on l’attendait. Certes, d’un point de vue strictement géographique, la Turquie s’étend à 96 % sur le continent asiatique et plonge ses racines du côté de l’Asie centrale. Mais, fidèles à notre programme, nous avons délibérément ignoré la partie continentale pour remonter l’interminable côte d’Antioche à Istanbul. Et les paysages m’ont paru incroyablement familiers. On m’aurait bandé les yeux et déposée là par surprise que je n’aurais su dire si j’avais atterri en Corse, dans les Cinque Terre italiennes, la Dalmatie croate ou l’Oranie.
Car s’il y a une unité du monde méditerranéen, elle est d’abord physique. Comme son nom l’indique, la Méditerranée est une mer intérieure cernée de masses continentales, une “mer au milieu des terres” (en latin mare medi terra). Presque partout, le littoral se réduit à un étroit ruban de plaine adossé à des montagnes qui se jettent directement dans l’eau. Il n’y a qu’en Libye et en Égypte que le désert avance jusqu’à la mer et que nous avons roulé sur du plat pendant des centaines de kilomètres. La roche est donc très présente dans les paysages, les plages sont plus souvent de galets que de sable, et cette minéralité se retrouve dans le bâti, puisque les carrières fournissent les calcaires, les marbres et les granites utilisés dans la construction. L’autre caractéristique du milieu naturel méditerranéen, c’est son climat, qui conditionne le type de végétation. En plus de l’olivier, on voit partout le figuier, le pin, le chêne-vert, le cyprès, l’amandier et le citronnier.
Il n’est donc pas très étonnant de sentir dans le sud de la Turquie les réminiscences d’autres rivages méditerranéens. Nous suivons les premiers jours une magnifique route en corniche qui serpente le long de la côte. À chaque virage, un nouveau panorama s’offre à nous, le bleu de la mer surgit à travers les pins, une enfilade de criques s’égrènent au pied des falaises. Plus au nord, à partir de Marmaris, nous arrivons dans la partie touristique, les grosses stations balnéaires où les charters déversent leurs cargaisons de vacanciers qui viennent passer des semaines à prix cassés dans des hôtels-clubs au bord de la plage. Moins séduisant, mais hélas tout aussi méditerranéen : de l’Espagne à la Tunisie en passant par la Côte d’Azur, nous avons pu constater à quel point le tourisme de masse avait défiguré le littoral. Bodrum, Kusadasi, Izmir : nous traversons des villes sans âme qui se ressemblent toutes et où nous ne nous arrêtons que pour dormir. Puis nous atteignons Istanbul, ville charnière par excellence, à cheval sur l’Asie et l’Europe, mais aussi sur la Méditerranée et la mer Noire. Bien qu’elle soit tournée vers l’Occident, on sent la force de gravité de l’immense péninsule anatolienne qui la tire irrémédiablement vers l’est. Et quand nous posons la question aux Turcs eux-mêmes, très peu nous disent se sentir méditerranéens. Je ne sais plus très bien où classer la Turquie, si tant est qu’il faille la classer. Elle me semble presque constituer une troisième rive à elle toute seule ; on oppose toujours la rive nord et la rive sud, on oublie qu’il y a une rive est. J’ai presque envie d’en ajouter une autre : la rive balkanique, qui réunirait la Serbie et la Grèce, peut-être l’Albanie. Car l’image d’Épinal de la Grèce méditerranéenne correspond surtout à la Grèce des Cyclades. Le nord du pays est une région de montagnes humides et verdoyantes. Et les villes de Thrace et de Macédoine me paraissent très… ottomanes, avec leurs maisons à colombages et leurs balcons en encorbellement. D’ailleurs, la ressemblance ne se limite pas à l’architecture : bien malin celui qui parviendra à m’expliquer la distinction entre le café grec et le café turc, les dolma et les dolmades (feuilles de vigne farcies), le baklava et le baklava. Mais n’allez surtout pas dire ça aux Grecs, eux qui s’évertuent à gommer toute trace de leur passé ottoman.
Cette occultation a fini par me mettre mal à l’aise. Alors qu’une des richesses de la Méditerranée réside dans le brassage constant de ses populations et le mélange d’influences qu’elles ont laissées sur leur passage, on dirait que la Grèce ne veut retenir de son histoire que ce qui est proprement grec. Et il s’agit bien là d’une volonté politique. Les programmes scolaires passent directement de la chute de Constantinople en 1453, fin de l’Empire romain d’Orient, à la fondation de l’État grec moderne en 1830 : quatre siècles de domination ottomane jetés aux oubliettes. On peut comprendre que les Grecs soient fiers de leur passé, car la Méditerranée, et même le monde entier, doit beaucoup à cette civilisation dans presque tous les domaines. Mais le siècle de Périclès, cela remonte quand même à deux mille cinq cents ans…
Cette amnésie collective m’a particulièrement frappée à Thessalonique. Dans mon imaginaire, je la classais au rang de ces villes mythiques dont le rayonnement, tant économique que culturel, a illuminé toute la Méditerranée. Au début du XXe siècle, c’est une ville multiethnique : sur ses 120 000 habitants, on compte 80 000 Juifs, 15 000 Turcs, 15 000 Grecs, 5 000 Bulgares et 5 000 Occidentaux. C’est l’une des quatre plus grandes villes de l’Empire ottoman, et son port en fait la plaque tournante de tous les Balkans. Elle est aussi le foyer d’une grande effervescence intellectuelle et politique. Aujourd’hui, il ne reste rien de tout cela. Thessalonique est une ville triste, uniforme, affreusement moderne. En un siècle, une série de catastrophes l’ont vidée de son âme. En 1917, elle est ravagée par un incendie qui détruit le tiers de sa superficie. Beaucoup de juifs, ayant tout perdu, partent s’installer en Europe ou en Palestine. Ils sont encore 50 000 à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Seuls 1 700 reviendront des camps d’extermination nazis. Et rien dans la ville actuelle ne laisse deviner qu’elle était, il n’y a pas si longtemps, la plus grande communauté sépharade de toute la Méditerranée, surnommée “la petite Jérusalem”.
Quant aux Turcs saloniciens, eux aussi ont disparu du paysage. En 1923, le traité de Lausanne qui met fin à la guerre gréco-turque impose un échange de population entre les deux pays : 500 000 Turcs quittent la Grèce pour la Turquie, et plus d’un million de Grecs font le chemin inverse. Mais quand les populations sont implantées depuis des générations, comment déterminer qui est “grec” et qui est “turc” ? La religion sera finalement retenue comme seul critère de nationalité : un orthodoxe d’Anatolie, même s’il ne parle que le turc, sera considéré comme grec ; tout musulman de Grèce sera considéré comme turc. Thessalonique perd ainsi une grande partie de sa population citadine et cultivée, remplacée par des réfugiés du Pont-Euxin, en majorité d’origine rurale.
Après le départ des Turcs puis la disparition des juifs, le renouvellement a été presque total. La ville est désormais peuplée d’habitants qui ne sont pas dépositaires de sa mémoire. Une mémoire que personne ne cherche d’ailleurs à entretenir. Il ne reste qu’un minaret et deux synagogues ; les cimetières juif et turc ont été rasés pour permettre l’expansion urbaine. Le phénomène est le même en Turquie, que le départ des Grecs déposséda de son passé cosmopolite. Ce n’est sans doute pas un hasard si le nationalisme est très fort dans ces deux pays, recroquevillés sur une identité exclusive aux dépens de toutes celles qui ont forgé leur histoire. Et ce nationalisme est peut-être ce qui les empêche aujourd’hui de se reconnaître dans une appartenance méditerranéenne. »
(p. 80-85)

Table – Le sarment, le rameau et l’épi (p. 26-31)
Flânerie – L’heure de tous les regards (p. 60-63)
Extrait court
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